JEUX INTERDITS (1951)
Scénario : François BOYER
Adaptation : Jean AURENCHE, Pierre BOST, René CLÉMENT
Un écran noir sur lequel on entend la célèbre musique du film.
Puis apparaît, sur l'écran, une représentation stylisée du Lion de
Saint-Marc, avec ailes et auréole, regardant vers la gauche et la
patte avant droite posée sur un évangile ouvert.
Sur cette image, une inscription en lettres blanches :
Ce Film a obtenu
LE LION DE ST-MARC
Puis, toujours en lettres blanches sur la même image :
Suprême récompense de
LA
BIENNALE DE VENISE
avec la
Mention spéciale suivante :
PUIS :
« Pour avoir su élever à une singulière
pureté lyrique et une exceptionnelle
force d'expression, l'innocence de
l'enfance au-dessus de la tragédie
et de la désolation de la guerre. »
NOTE
La scène suivante, présente dans la version originale du film, a
été coupée dans de nombreuses copies diffusées, de nos jours,
aussi bien au cinéma qu'à la télévision.
ILOT BOISÉ - EXTÉRIEUR JOUR
C'est un paysage romantique, un peu irréel, semblant sortir d'un
conte de fées.
Une petite île, où sont plantés de nombreux arbres. Nous sommes
face à l'île, comme si la caméra était située sur l'eau, ou bien
sur la rive en face de l'île.
Un peu sur la droite, on aperçoit une coquette petite maison au
milieu des arbres. Devant la maison, un arbre est tombé dans
l'eau, mais l'extrémité inférieure du tronc repose toujours sur la
rive de l'île.
Une petite fille de cinq ou six ans, vêtue d'une belle robe
blanche, monte sur le tronc d'arbre, suivie d'un jeune garçon
d'une dizaine d'années, vêtue très élégamment comme un petit
écolier anglais. Le petit garçon jette une branche dans l'eau,
puis vient s'asseoir à côté de la petite fille. Elle a un panier
d'osier à la main, et lui un gros livre sous le bras. Les deux
enfants se sourient. Il pose le livre sur ses genoux. Elle se
penche vers lui.
La petite fille ressemble étrangement à celle qui sera Paulette
dans la suite du film, et le petit garçon à celui qui sera Michel
Dollé.
MICHEL DOLLÉ
C'est l'histoire d'une petite fille...
PAULETTE
D'une petite fille comment ?
MICHEL DOLLÉ
D'une petite fille comme toi, et d'un petit garçon...
PAULETTE
D'un petit garçon comme toi ?
Michel relève sa casquette, déboutonne sa veste, et ouvre le
livre.
MICHEL DOLLÉ
Écoute...
Il remet sa casquette en place. Paulette ouvre son panier et tend
une sucette à Michel.
PAULETTE
Tu veux une sucette ?
MICHEL DOLLÉ
Après.
Gros plan de la couverture en maroquin du livre, et qui représente
les deux enfants se tenant par la main. Michel ouvre le livre à la
première page.
Le générique est inscrit sur les pages du livre, et il défile au
fur et à mesure que Michel tourne les pages. La page qui suit la
fin du générique raconte le début de l'histoire.
Les doigts de Michel suivent le texte pendant qu'il lit.
MICHEL DOLLÉ (voix off)
« Jamais le mois de juin n'avait été aussi beau que cette
année-là. »
Paulette écoute Michel avec beaucoup d'attention tout en suçant sa
sucette.
MICHEL DOLLÉ
Tout éclatait de joie. Les blés, à travers la France,
commençaient à jaunir et préparaient du pain... »
Michel tourne la page du livre.
MICHEL DOLLÉ
« ... pour quarante millions d'hommes... Et puis le soir,
quand les hommes avaient bien fait leur travail, le chant
du rossignol ruisselait dans les bois. » Parce qu'au mois
de juin, les rossignols chantent.
Gros plan sur le livre et le doigt de Michel qui suit le texte.
MICHEL DOLLÉ (voix off)
« Et les rossignols de cette année-là chantaient comme
d'habitude et ne savaient pas ce qui se passait en
France. »
Michel tourne la page. La page suivante occupe tout l'écran, et
représente un plan général d'une rivière traversée par un pont.
NOTE
Retour à la version normale, telle qu'elle est présentée dans
toutes les copies du film. Dans les copies, où la scène précédente
a été coupée, le générique est toujours présenté sur un livre dont
on tourne les pages, sauf que le fond, en arrière-plan du livre,
n'est plus la rivière, mais un tissu à motif de fleurs, et que la
main, qui tourne les pages, n'est plus celle de Michel, mais celle
d'une femme. Après la fin du générique, on passe directement sur
une vue plus rapprochée du pont enjambant la rivière. Sur cette
image apparaît, en lettres blanches, le texte suivant :
JUIN
1940
ROUTE DE CAMPAGNE - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble du pont. Ce pont est la continuation d'une route
de campagne, sur laquelle marche un grand nombre de personnes,
portant des sacs et des valises, trainant des enfants. Certains
poussent ou tirent des charrettes, sur lesquelles sont empilés des
objets hétéroclites. Certaines de ces charrettes sont tirées par
un cheval. Il y a même quelques vélos, des voitures et des
camionnettes.
Plans sur la route, puis de nouveau le pont, et plans rapprochés
sur les gens en exode.
Nous reconnaissons cette scène comment étant celle du
malheureusement célèbre exode de 1940.
Tout à coup, on entend un bruit de moteur d'avion. Un plan du ciel
nous montre un groupe d'avions allemands. (La plupart des photos
d'avions allemands dans le ciel proviennent de films d'archive de
la guerre.)
La foule des gens en exode fuit dans tous les sens pour éviter les
bombes lâchées par les avions, abandonnant, sur la route, leur
charrettes, leurs voitures, leurs vélos, et même leurs baluchons.
Les gens se précipitent sur les bas-côtés de la route, se cachant
derrière les talus. Le bruit des moteurs d'avion augmente et une
femme se met à hurler.
Plan du ciel. Un avion bascule sur l'aile pour descendre en piqué
sur la foule.
Retour sur la foule des réfugiés qui court pour s'abriter des
avions.
Un avion lâche des bombes.
Des bombes éclatent près du pont, soulevant des nuages de
poussière. Plan rapproché sur une femme qui hurle.
Les bruits des avions s'éloignent et les gens aplatis à terre
commencent à relever la tête. Puis ils se précipitent vers la
route en se bousculant pour récupérer leurs affaires et reprendre
leur exode.
Parmi ces gens, un jeune couple avec une petite fille blonde de
cinq ou six ans. Il s'agit de Paulette et de ses parents. Paulette
tient un petit chien noir et blanc dans ses bras. La famille
s'installe dans sa voiture (une Peugeot 202 décapotable et
décapotée), le père au volant, la mère à côté de lui avec la
fillette sur ses genoux. Le père actionne le démarreur, le moteur
tousse, mais ne veut pas démarrer. Il recommence l'opération deux
fois, toujours sans succès. On entend une autre voiture qui
klaxonne derrière lui. Le père lève les bras en signe
d'impuissance et essaie, encore une fois, de démarrer... sans
succès. Cette fois-ci, ce ne sont plus des coups de klaxon, mais
des cris qui retentissent.
DES VOIX DIVERSES
Alors quoi ?... Dégagez !... Dégagez !...
PÈRE PAULETTE
Mais je fais ce que je peux !
La mère, qui semble gênée, se retourne. Le père, lui, sort de la
voiture et soulève le capot du moteur. Si les piétons continuent à
marcher, en jetant un regard rapide et indifférent à la voiture,
les automobilistes, qui sont bloquées par la voiture en panne,
vocifèrent des propos inintelligibles. Puis ils se rapprochent de
la voiture, bouscule le père, et commencent à pousser la voiture
vers le bas-côté. La mère, affolée, sort de la voiture, avec sa
fille.
La voiture dévale le bas-côté de la route et s'immobilise dans une
prairie. Le père court derrière sa voiture.
PÈRE PAULETTE
Ah, les salauds !...
Il s'approche de la voiture.
PÈRE PAULETTE
Elle est foutue !...
Paulette se précipite sur la voiture immobilisée, ouvre la
portière et récupère son petit chien. Elle le cajole et
pleurnichant.
PAULETTE
Mon petit Jock, mon petit chien...
Ses parents sortent des paquets et des valises de la voiture.
MÈRE PAULETTE
Qu'est-ce qu'on fait ?
PÈRE PAULETTE
Mais ne t'énerve pas, il faut passer le pont.
La mère voudrait emporter tous leurs bagages. Le père s'interpose.
PÈRE PAULETTE
On peut pas tout prendre. On va pas continuer avec trois
valises !...
Paulette, indifférente aux problèmes de ses parents, continue à
cajoler son chien, en marmonnant, d'une voix un peu
pleurnicharde : « Mon petit chien... Mon petit chien... »
La mère ramasse ses baluchons et entraîne sa fille vers la route.
Le père, chargé lui aussi, les suit, mais marque un temps d'arrêt,
se retourne, et regarde sa voiture une dernière fois.
Paulette et ses parents arrivent sur la route où tout le monde
court. On entend, de nouveau, les bruits d'avion qui se
rapprochent.
Dans le ciel, arrivée d'une imposante escadrille d'avions. Les
avions lâchent de nouveau leurs bombes. On voit les bombes qui
éclatent au milieu des pauvres « exodiens ».
Les gens courent dans tous les sens. Une vieille femme se cache
derrière un arbre.
Le père, la mère et Paulette, comme d'autres personnes qui les
entourent, se jettent à terre, entourés de leurs paquets.
Un cheval, attelé à une charrette, se cabre. Une roue de la
charrette surchargée casse. Le cheval hennit.
Sur la route, les bombes soulèvent des nuages de poussière. Le
bruit effraie le petit chien, qui se libère des bras de Paulette
et s'enfuit vers le pont.
PAULETTE
Jock !... Jock !...
Paulette l'appelle, puis part à sa poursuite. Sa mère la regarde,
affolée.
MÈRE PAULETTE
Paulette !... Paulette !...
PÈRE PAULETTE
Paulette !...
Criant « Paulette !... Paulette !... », la mère, suivie du père,
se lancent, en courant, à la poursuite de Paulette, qui,
finalement, rattrape son chien au milieu du pont. Les parents
rejoignent leur fille, qui cajole son chien dans ses bras.
Un avion fonce vers eux.
Le père entraîne sa femme et sa fille à se coucher à côté de lui,
dans une alcôve ménagée dans le parapet du pont.
Juste au-dessus d'eux, une affiche est collée sur le parapet, et
sur laquelle est écrit : « Samedi prochain, au Café des Amis, les
Maîtres du Mystère : le professeur Olaf et son médium Mlle
Givrialda. ». L'affiche comporte aussi des portraits des deux
« artistes ».
Sur le pont, on peut suivre l'avancée du mitraillage effectué par
l'avion. A chaque impact correspond une petite giclée de
poussière. Cette ligne de mitraille atteint la petite famille,
passe sur le corps du père et de la mère, mais évite Paulette,
plus petite qu'eux. Le père et la mère pousse un cri. Le père
retombe, inanimé. La mère a un soubresaut puis se retourne sur le
côté. Paulette relève la tête et regarde sa mère, ne semblant pas
comprendre ce qui vient de se passer. Elle lui caresse la joue,
puis caresse sa propre joue. Elle répétera souvent ce dernier
geste au cours du film. Elle se redresse lentement, puis se
recouche à côté de sa mère, la tête appuyée sur son chien, qui est
agité de légers tremblements. Il a donc, lui aussi, été touché par
la mitraille. Elle reste un long moment à regarder le visage de sa
mère, puis elle se redresse de nouveau. Elle ramasse son chien et
se relève complètement. Le chien n'a plus que quelques
tremblements convulsifs des pattes arrière. Paulette le cajole et
l'embrasse.
Autour de Paulette, les bombes continuent à tomber, sans que cela
semble la perturber.
Le cheval fou, effrayé par l'une des dernières bombes tirées par
les avions qui, maintenant, s'éloignent, se met à trotter en
traînant sa charrette à une roue derrière lui. Il traverse le
pont. Paulette fait un écart pour l'éviter. Il est suivi par la
foule des gens qui ont repris leur exode. Paulette se fait
bousculer sans ménagement. Un homme d'une cinquantaine d'années,
tirant une charrette à bras, s'arrête à la hauteur de Paulette.
Sur la charrette, assise sur un amas de colis hétéroclites, une
vieille femme au visage revêche.
L'HOMME
Ben, qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu veux te faire
écraser... Allez, viens ! Allez, grimpe !
L'homme aide Paulette à monter sur la charrette, puis se
repositionne entre les brancards de sa charrette et se remet en
marche. Paulette s'assoit sur les paquets à côté de la vieille,
qui la regarde d'un air peu aimable et dit en grognant à l'homme :
LA VEILLE FEMME
On n'est pas assez chargé comme ça ?
Elle regarde le chien que Paulette tient dans ses bras. Elle
cherche à le lui prendre et Paulette résiste.
PAULETTE
Non !
LA VEILLE FEMME
Tu vois pas qu'il est mort !
PAULETTE
Ah ?... Il est mort ?
La vieille finit par lui prendre le chien des mains.
LA VEILLE FEMME
Mais oui, voyons !
Elle le jette par-dessus le parapet, dans la rivière.
Paulette regarde son chien flotter au fil du courant.
L'homme s'arrête à l'extrémité du pont, gênant un peu le passage
des automobilistes, qui klaxonnent. Le conducteur d'une
camionnette est plus insistant que les autres.
L'HOMME
Casse-la moi, ma charrette, et je te fous le feu à ton
camion.
LA VEILLE FEMME
Oh, toi, si tu veux te battre, c'est pas par là, la guerre.
L'homme se tourne vers elle.
L'HOMME
Et toi, garde ton souffle pour péter !
LA VEILLE FEMME
T'occupe pas de mes fesses !
L'HOMME
T'es encore bien contente que je m'en occupe !
Profitant de la dispute, Paulette descend de la charrette. Elle se
faufile sous la charrette, puis elle se penche par-dessus le
parapet, et elle voit son chien qui dérive au fil de l'eau. Elle
file vers l'extrémité du pont.
CHEMIN LONGEANT RIVIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
Le cheval fou, traînant toujours son attelage cassé, galope le
long de la rivière.
Paulette descend sur la berge, et commence à trottiner le long de
la rivière, suivant la progression de son chien, qui flotte dans
l'eau.
Un avion passe dans le ciel.
Le cheval trotte maintenant plus lentement le long de la berge.
Paulette trottine toujours le long de la rivière en surveillant
son chien.
L'avion repasse dans le ciel, et le cheval s'emballe un peu.
Le chien se rapproche de la berge.
Le cheval s'éloigne de la rivière et galope à travers champs.
Paulette se penche pour récupérer son chien, qui est maintenant
tout près de la berge.
Le cheval trotte maintenant sur un chemin, mais ralentit son
allure. Le moyeu de la roue cassée roule sur le bord du chemin.
Derrière le cheval et sa charrette cassée, Paulette trottine avec
son chien dans les bras.
PRÉ DES DOLLÉ - EXTÉRIEUR JOUR
Un jeune garçon d'une dizaine d'années tire une vache derrière
lui, pour l'amener dans le pré, où il y a déjà une dizaine
d'autres vaches. C'est visiblement un petit paysan, culotte de
velours côtelée à mi-genoux, chemisette rapiécée, béret et
galoches sans chaussettes. Il tient un bâton à la main. Il s'agit
de Michel Dollé. Michel s'arrête net en voyant le cheval s'avancer
dans le champ.
MICHEL DOLLÉ
Un cheval !... Qu'est-ce que c'est que ce cheval ?
Michel court vers le pré voisin, où l'on aperçoit deux paysans et
une paysanne en pleine fenaison. Les deux hommes sont le père de
Michel et son fils aîné Georges, et la femme est la mère de
Georges et Michel. Près d'eux, un mulet attelé à une charrette.
MICHEL DOLLÉ
Y a un cheval !...
Les trois paysans lèvent la tête aux cris de Michel, et regardent
dans la direction qu'il indique.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben oui... Qu'est-ce que c'est que ce... ?
Le cheval s'est arrêté au milieu des vaches. Georges court vers
lui. Au loin, on aperçoit un autre fils Dollé, Raymond, qui arrive
de la ferme.
LA MÈRE DOLLÉ
Attention ! Georges, c'est un cheval de la guerre !
Touches-y pas !
Dans le ciel, un avion passe, presque en rase-motte. Georges
s'arrête de courir et regarde l'avion. Puis il reprend sa course
vers le cheval. Il s'approche de l'animal et lui tapote
l'encolure. L'avion revient, et le cheval, affolé, s'emballe et
renverse Georges. Georges gémit en se tenant le ventre. Ses
parents et Raymond accourent vers lui.
GEORGES DOLLÉ
Ahhh !...
LE PÈRE DOLLÉ
Ils t'ont tiré dessus ?
GEORGES DOLLÉ
Et non ! C'est ce putain de cheval !
LA MÈRE DOLLÉ
Je t'avais bien dit, de ne pas y toucher.
Les parents et Raymond soulèvent Georges pour le transporter à la
ferme.
GEORGES DOLLÉ
Ah !... Ah !... Doucement, bon Dieu !... Vous me faites
mal... Vous me faites mal !
Michel les regarde s'éloigner, puis se retourne vers les vaches.
MICHEL DOLLÉ
Y'a la Titine qui a foutu le camp !
En effet, l'une d'entre des vaches se sauve au galop. Michel court
derrière la vache qui galope vers la rivière.
MICHEL DOLLÉ
Hé !... Hé !...
CHEMIN LONGEANT RUISSEAU - EXTÉRIEUR JOUR
Paulette marche le long d'un ruisseau, qui doit être un affluent
de la la rivière qui passe sous le pont de la route. Elle serre
toujours son chien mort contre elle.
La vache descend vers le ruisseau... et Paulette, qui se met à
pleurer. La vache s'arrête un instant près de Paulette, puis elle
s'éloigne. Michel arrive alors que la vache part en trottant dans
le ruisseau.
MICHEL DOLLÉ
Hé ! Hé !
Il s'arrête près de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Alors, quoi ? Tu pouvais pas l'arrêter ?
Paulette secoue la tête.
PAULETTE
Non.
Les deux enfants se regardent, un peu intimidés l'un par l'autre.
MICHEL DOLLÉ
T'as peur ?
PAULETTE
J'ai pas peur, c'est pas méchant, une vache.
MICHEL DOLLÉ
Alors quoi ?
PAULETTE
Je pouvais pas, j'ai mon chien.
MICHEL DOLLÉ
Qu'est-ce qu'il a, ton chien ?
PAULETTE
Il est mort.
MICHEL DOLLÉ
D'où tu viens, toi ?
Paulette montre une direction assez vague.
PAULETTE
Par là.
MICHEL DOLLÉ
T'es pas d'ici, toi ?
PAULETTE
Non. Et toi ?
MICHEL DOLLÉ
Moi, oui... Où elle est, ta mère ?
PAULETTE
Elle est morte.
MICHEL DOLLÉ
Et ton père ?
PAULETTE
Il est mort.
Un silence. Michel regarde Paulette, sans savoir trop quoi dire.
Puis il se dirige vers le ruisseau.
MICHEL DOLLÉ
Et bien, moi, mon père, il est pas mort ! Et il va me fiche
une raclée si je ramène pas la vache.
Il s'arrête au bord de la rive et se tourne vers Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Allez ! Viens ! Aide-moi à la ramener.
Paulette hésite.
PAULETTE
Mais mon chien ?
MICHEL DOLLÉ
Laisse-le, ton chien, je t'en donnerai un autre.
Paulette pose le chien au pied d'un fourré, puis elle se dirige
vers Michel.
PAULETTE
Un beau ?
MICHEL DOLLÉ
Un pas mal.
PAULETTE
Où est-ce qu'il est ?
MICHEL DOLLÉ
A la maison.
Il lui tend la main pour l'aider à traverser le ruisseau. Derrière
eux, la vache broute tranquillement. Les deux enfants, se tenant
par la main, courent vers la vache, qui se met à courir devant eux
FERME DES DOLLÉ - CHEMIN - EXTÉRIEUR JOUR
Le chemin qui mène à la ferme des Dollé.
Un chien trottine sur le chemin vers la vache et les enfants.
La vache marche devant les enfants. Michel tient son bâton d'une
main et la chaîne de la vache de l'autre.
PAULETTE
C'est ce chien-là que tu vas me donner ?
MICHEL DOLLÉ
Non, celui-là, c'est aux voisins.
Le chien dépasse les enfants et se retourne. Il grogne un peu.
Michel lui donne un coup de pied.
PAULETTE
Il sait nager ?
MICHEL DOLLÉ
Je sais pas. On est fâchés avec les voisins.
PAULETTE
Comment c'est, son nom ?
MICHEL DOLLÉ
Nous, on l'appelle Gouard. C'est le nom des voisins.
PAULETTE
Et vous, c'est comment, votre nom ?
MICHEL DOLLÉ
Dollé.
PAULETTE
Et toi ?
MICHEL DOLLÉ
Michel... Et toi ?
PAULETTE
Paulette.
MICHEL DOLLÉ
T'es parisienne, toi ?
PAULETTE
Oui. Et toi ?
Michel répond d'un ton moins enjoué, visiblement déçu de ne pas
être Parisien.
MICHEL DOLLÉ
Moi, non.
La vache accélère le pas, obligeant les enfants à accélérer le
leur.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Les deux enfants, suivant la vache, traversent la cour de la
ferme.
FERME DES DOLLÉ - ÉTABLE - INTÉRIEUR JOUR
La vache entre dans l'étable, où se trouvent déjà d'autres vaches.
Les enfants entrent derrière elle. Paulette a l'air un peu
soucieuse.
PAULETTE
Ton père... le chien, il voudra que je le garde ?
MICHEL DOLLÉ
Je sais pas.
On entend aboyer un chien. Les enfants ressortent pour regarder.
Le père Dollé les bouscule pour prendre une fourche.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Le père Dollé, sa fourche à la main, poursuit le chien des Gouard
à travers la cour. Le chien traverse en courant la passerelle qui
sépare les deux fermes.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que tu viens foutre encore chez moi, chien de
cocu ?
Les deux enfants se rapprochent du père Dollé. On aperçoit le père
Gouard, un seau à la main, dans la cour de sa ferme.
LE PÈRE DOLLÉ
Je t'apprendrai à écouter aux portes !
FERME DES DOLLÉ ET DES GOUARDS - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Plan sur les cours des deux fermes, avec une passerelle de bois
entre les deux. Le père Gouard regarde son voisin d'un air
furieux.
LE PÈRE GOUARD
Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon chien ?
LE PÈRE DOLLÉ
Il m'a fait qu'il vient gueuler chez moi. Et j'ai un
blessé !
Le père Gouard ricane.
LE PÈRE GOUARD
Tu soignes les blessés, maintenant ? Pour qu'ils crèvent
plus vite ?
LE PÈRE DOLLÉ
C'est bon pour toi, de faire crever les gens !
LE PÈRE GOUARD
Je fais crever les gens, moi ? Et qui c'est qui te l'a
tirée de l'eau, ta grand-mère ?
LE PÈRE DOLLÉ
Elle était déjà noyée, la grand-mère, quand tu l'as
sortie !
LE PÈRE GOUARD
Preuve que non, c'est qu'on me l'a donnée, la médaille de
sauvetage.
LE PÈRE DOLLÉ
Je t'avais rien demandé... Et puis, tu me les casses, avec
ta médaille de sauvetage.
Il semble furieux, mais il renonce à discuter plus longtemps. Il
se retourne et découvre Paulette donnant la main à son fils.
Paulette semble assez inquiète sous le regard perçant du paysan.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que c'est encore, ça ?
MICHEL DOLLÉ
Elle vient de la route... Son père a été tué, et puis sa
mère...
Le père Dollé se rapproche de Paulette, puis il se tourne, un peu
gêné, vers Michel.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben... Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?
Il s'éloigne d'eux. Michel tire Paulette par la main.
MICHEL DOLLÉ
On pourrait peut-être la garder...
LE PÈRE DOLLÉ
T'es pas fou ? Avec ton frère qui est blessé.
Michel prend un air hypocritement résigné.
MICHEL DOLLÉ
Ben tant pis... Elle va aller chez les Gouard.
Dollé sursaute. Il regarde Michel d'un air furieux.
LE PÈRE DOLLÉ
Chez les Gouard ? T'as pas honte ? Pour qu'il demande
encore une autre médaille ?
Il pose sa fourche et regarde Paulette en souriant.
LE PÈRE DOLLÉ
Allez, viens, tu vas nous raconter ça...
Il pousse les deux enfants vers l'entrée de la ferme. Avant
d'entrer dans la maison, Il se retourne un instant vers la ferme
des Gouard.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Michel tient une Paulette un peu apeurée par la main. Elle regarde
vers le lit où l'on entend Georges qui crie.
GEORGES DOLLÉ (voix off)
Et doucement !... Bon Dieu !... Vous me faites mal...
Les deux enfants, qui se tiennent toujours par la main, s'approche
du lit, sur lequel on a couché Georges. Son frère Raymond et sa
soeur Berthe sont en train, assez maladroitement, de lui retirer
son pantalon. Paulette a l'air assez intriguée par la scène.
GEORGES DOLLÉ
Oh, la vache de cheval !... Oh, doucement !...
RAYMOND DOLLÉ
Ben, aide un peu !...
Berthe viens enfin de retirer le pantalon de son frère. Elle le
retourne pour le plier et de la monnaie tombe des poches.
GEORGES DOLLÉ
Mes sous !... Faut qu'on ramasse mes sous.
Georges s'installe dans le lit, aidé par son frère. Berthe se
penche pour ramasser l'argent tombé de la poche du malade. La mère
s'approche, un verre à la main.
LA MÈRE DOLLÉ
Un peu de lait, ça ne te fera pas de mal.
RAYMOND DOLLÉ
Il aimerait peut-être mieux de la goutte !
GEORGES DOLLÉ
Oh oui, j'aime mieux !
Raymond est visiblement le moins brillant, intellectuellement, de
tous les enfants Dollé. Il borde le lit. La mère se penche vers
son fils.
LA MÈRE DOLLÉ
Bois, mon pauvre Georges.
Georges découvre Paulette.
GEORGES DOLLÉ
Qui c'est qu'est là... là ?
Raymond, Berthe et leur mère se tourne vers Paulette.
Le père repose le verre de vin qu'il venait de boire et s'approche
de Paulette.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben oui... Ben je vais te dire... Elle vient de la route...
Il prend Paulette par les épaules. Mais Michel la reprend pour la
plaquer contre lui.
MICHEL DOLLÉ
C'est moi qui l'ai trouvée.
LE PÈRE DOLLÉ
Oh ! Toi !...
La mère repose le verre de lait, toujours plein, sur la table afin
de mieux examiner Paulette. Elle s'assoit en face d'elle, pendant
que le père se coupe une tranche de pain.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben, qui que c'est ?... Mais elle est habillée en
dimanche...
Berthe s'approche de Paulette et tâte le tissu de sa robe.
BERTHE DOLLÉ
C'est du tissu comme ça que je voulais pour ma robe.
Elle soulève la robe de Paulette, qui lui dégage la main.
PAULETTE
Non !
Le père continue à couper des tranches de pain.
LE PÈRE DOLLÉ
Ses parents ont été tués sur la route. Alors... elle va
nous raconter ça.
Le père tend une tranche de pain à Paulette, mais Michel la saisit
au passage.
MICHEL DOLLÉ
C'est moi qui lui donne.
Les autres enfants Dollé entourent Paulette.
BERTHE DOLLÉ
C'est vrai, ça ? Tu vas nous raconter la guerre ?
RENÉE DOLLÉ
T'as vu des bombardements ?
RAYMOND DOLLÉ
D'où tu viens ?
LE PÈRE DOLLÉ
Comment qu'on t'appelles ?
BERTHE DOLLÉ
Quel âge que t'as ?...
LA MÈRE DOLLÉ
Oh ! Ben, tu veux rien nous dire.
MICHEL DOLLÉ
T'as pas soif ?
Michel prend le verre de lait sur la table et le tend à Paulette,
qui le regarde d'un air un peu dégoûté.
MICHEL DOLLÉ
Tiens !
PAULETTE
C'est sale !
La mère prend le verre des mains de Michel, et plonge son doigt
dans le lait.
LA MÈRE DOLLÉ
Oh ! Ben forcément, tiens ! Regarde ton verre, y a une
mouche.
La mère retire la mouche du verre et tend le verre à Paulette, qui
ne le prend pas.
LA MÈRE DOLLÉ
Tiens. Bois... Mais t'as pas soif ?
PAULETTE
Non !
Paulette semble encore plus dégoûtée.
BERTHE DOLLÉ
Elle en veut pas !...
LE PÈRE DOLLÉ
Vous lui faites peur à tourner autour. C'est pas une bête
curieuse. Allez, faut faire un peu semblant de ne pas
s'occuper d'elle.
Tous s'éloignent de Paulette, sauf Michel. Paulette, qui a
toujours sa tranche de pain à la main, se tourne vers Michel.
PAULETTE
Michel, je suis fatiguée.
Michel soulève Paulette, un peu difficilement, mais avec beaucoup
de tendresse, et la dépose sur un lit voisin.
Fondu au noir
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Un peu plus tard.
Le père est assis sur l'un des deux bancs qui longent la grande
table, avec Paulette endormie sur les genoux. En face de lui, sur
l'autre banc, Michel fait ses devoirs. Raymond, assis dans un
fauteuil, bricole un morceau de bois. Le père lit le journal
déplié devant lui, et en appui sur une bouteille. Une lampe à
pétrole, posée sur la table, éclaire la scène.
LE PÈRE DOLLÉ
« La situation militaire s'était brusquement aggravée sur
tous les fronts au cours de la journée d'hier. Les
ministres ont siégé en permanence. »
RAYMOND DOLLÉ
Ah ! Tu vois !
LE PÈRE DOLLÉ
Ouais...
Paulette, toujours dans les bras du père Dollé, ouvre un oeil et
regarde Michel. Celui-ci fait le pitre en calant un crayon sous
son nez, comme une moustache. Pendant que le père reprend sa
lecture, Paulette fait semblant de se rendormir en fermant les
yeux. Michel pose le crayon, fait une petite boulette de papier et
l'envoie en direction de Paulette.
LE PÈRE DOLLÉ
« A Bucarest, le Cabinet Tata...res, ou... ». Ça, je m'en
fous... « La résistance de nos troupes reste souple et
efficace... L'archevêque de Westminter (il prononce à la
française : veste-munster) ordonne... »
Le père s'arrête net de lire, car il vient de recevoir, dans la
figure, le projectile destiné à Paulette. Il se frotte le nez et
se tourne vers Michel.
LE PÈRE DOLLÉ
Fais ton problème
Par-dessus l'épaule du père, on peut lire le journal qu'il lit. Il
s'agit de « La Montagne ». A la une du journal, le gros titre
suivant : « Reynaud démissionne. Pétain lui succède. » Michel a
repris son problème, dont il fait profiter tout le monde.
MICHEL DOLLÉ
Un rôti de veau de deux kilos cinq a coûté cent quarante-
deux francs.
LE PÈRE DOLLÉ
« Alerte sur Malte... » Tiens !...
MICHEL DOLLÉ
Combien coûterait, à ce prix, une escalope de veau de cent
cinquante grammes.
Berthe, qui descend l'escalier du grenier, un oreiller sous le
bras, arrive derrière Michel et regarde le dos du journal,
toujours appuyé sur la bouteille.
BERTHE DOLLÉ
Ah ! Dis donc !
Le père regarde Paulette.
LE PÈRE DOLLÉ
La réveille pas.
Berthe relève la tête.
BERTHE DOLLÉ
Le fils Gouard...
LE PÈRE DOLLÉ
Le fils Gouard ?
Le père retourne le journal. Et sur la dernière page, on voit la
photo d'un soldat, entre les rubriques « Echos » et Faits
Divers ». Raymond s'approche du journal
RAYMOND DOLLÉ
T'es folle, ben pourquoi il serait sur le journal, le fils
Gouard ?
BERTHE DOLLÉ
Et pourquoi pas ? Si on l'a décoré !
RAYMOND DOLLÉ
Décoré ? Le Francis ? Et bien, ça me ferait bien mal.
BERTHE DOLLÉ
En tous cas, il y est, lui, à la guerre !
Le père replie son journal et regarde sa fille d'un air
visiblement énervé.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as pas à parler du fils Gouard... Qu'est-ce que tu veux ?
BERTHE DOLLÉ
Une couverture pour la gosse.
LA MÈRE DOLLÉ
Prends-la... Ben prends-la à Raymond.
Raymond se précipite vers son lit et s'assoit dessus. Derrière la
mère Dollé, on aperçoit Renée, la fille cadette, qui essuie la
vaisselle.
RAYMOND DOLLÉ
Oh ! Pardon !... Moi, j'en ai pas de trop...
Michel se tourne vers Berthe.
MICHEL DOLLÉ
Prends la mienne...
Raymond se lève du lit.
RAYMOND DOLLÉ
C'est pareil, on a le même lit !
MICHEL DOLLÉ
Alors, j'ai le droit de la donner.
Raymond regarde, d'un air penaud, sa soeur prendre la couverture.
RAYMOND DOLLÉ
Oh !... Ben non alors !
Michel retourne vers ses devoirs. Le père regarde Paulette
endormie avec une certaine tendresse.
LE PÈRE DOLLÉ
Pauvre gosse !
LA MÈRE DOLLÉ
A cet âge-là, ça se rend pas compte.
RAYMOND DOLLÉ
Dix-sept, il en est mort, rien qu'aujourd'hui sur le pont,
et à côté... Ils n'ont même plus de cercueil pour les
enterrer.
Le père se tourne vers Georges.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu vois, c'est pas le moment de mourir, t'auras même pas de
boîte !
GEORGES DOLLÉ
Qu'est-ce qu'on en fait, des morts ?
RAYMOND DOLLÉ
On fait un trou, et hop !... comme des chiens.
Le père se penche sur Paulette, qui semble toujours endormie sur
ses genoux.
LE PÈRE DOLLÉ
Chut !... C'est pas des choses à raconter.
LA MÈRE DOLLÉ
Mais elle dort...
Le père regarde tendrement Paulette, qu'il tend délicatement à la
mère.
LE PÈRE DOLLÉ
Allez...
Celle-ci la prend dans ses bras, et commence à monter l'escalier,
suivie par Renée et Michel, qui sourit. Le père ramasse son
journal, se lève, et se dirige vers Georges.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as vu ?
Il s'assoit sur bord du lit. Georges semble souffrir tellement
qu'il ne s'aperçoit même pas de sa présence.
LE PÈRE DOLLÉ
« Un side-car allemand tombé aux mains de nos troupes... »
Regarde.
Il tend le journal à Georges, qui soupire sans le regarder.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as mal ?
GEORGES DOLLÉ
Ouais !... Oh ! Je sais pas.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Berthe prépare le lit de Paulette, pendant que la mère la
déshabille. Paulette, debout, se frotte les yeux. Michel regarde
la scène.
BERTHE DOLLÉ
Ce qu'elle est propre !...
Renée lui sent la chevelure
RENÉE DOLLÉ
On dirait du parfum.
Berthe la sent à son tour.
BERTHE DOLLÉ
Ben non, c'est qui sont propres.
RENÉE DOLLÉ
Elle ne s'habituera jamais ici.
La mère couche Paulette sur le lit.
MICHEL DOLLÉ
Pourquoi qu'elle s'habituerait pas ?
La mère borde le lit, aidée par Berthe.
LA MÈRE DOLLÉ
Tu voudrais bien la garder, toi, hein ?
Elle se tourne vers ses enfants.
LA MÈRE DOLLÉ
Allez, hop ! Descendez !
Elle prend la lampe à pétrole et descend l'escalier, en poussant
ses filles devant elle. Michel ferme la marche. Paulette se
retourne dans son lit.
PAULETTE
J'ai peur... Je ne veux pas rester dans le noir.
MICHEL DOLLÉ
T'auras qu'à crier Michel. Je reviendrais.
Il continue à descendre. Paulette chuchote :
PAULETTE
Michel !...
Michel tourne la tête avant de disparaître complètement dans
l'escalier.
MICHEL DOLLÉ
Plus fort...
Paulette hausse la voix.
PAULETTE
Michel !...
MICHEL DOLLÉ
Comme ça !
Michel descend l'escalier.
PAULETTE
Michel !...
Paulette a maintenant des larmes dans la voix.
PAULETTE
Michel !... Michel !...
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Michel s'approche du lit de son frère, sur lequel le père est
toujours assis. On entend Paulette appeler du grenier.
PAULETTE (voix off)
Michel !... Michel !...
Le père se tourne vers Michel.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce qu'elle veut ?
MICHEL DOLLÉ
Je sais pas, elle m'appelle.
PAULETTE (voix off)
Michel !...
GEORGES DOLLÉ
Ah ! Faites-la taire, Bon Dieu !
LE PÈRE DOLLÉ
Allez, fais-la taire !
MICHEL DOLLÉ
Et mon problème ?
PAULETTE (voix off)
Michel !...
LE PÈRE DOLLÉ
Fais ce qu'on te dit.
MICHEL DOLLÉ
Bon... je ferai pas mon problème.
Michel remonte l'escalier.
PAULETTE (voix off)
Michel !... Michel !...
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Dans la pénombre, Michel s'approche du lit et se penche vers
Paulette.
PAULETTE
J'y vois rien.
MICHEL DOLLÉ
Ferme les yeux, compte jusqu'à dix et tu verras... Combien
j'ai de doigts ?
Michel met sa main sous le nez de Paulette, qui s'est légèrement
redressée, appuyant sa joue sur son poing fermé.
PAULETTE
Je te dis que je n'y vois rien.
MICHEL DOLLÉ
Alors, tu sais pas compter.
PAULETTE
Trois !
MICHEL DOLLÉ
Tu vois bien qu'on y voit.
Paulette tire la langue à Michel.
MICHEL DOLLÉ
Pourquoi tu me tires la langue ?
PAULETTE
Pour voir si tu y vois.
La pièce est brusquement éclairée d'une vive lumière, suivie du
bruit d'un bombardement. Michel se lève et se précipite vers la
lucarne.
MICHEL DOLLÉ
Oh ! Une fusée... Viens voir.
Paulette se cache sous la couverture.
PAULETTE
J'ai peur, il faut se coucher par terre.
Michel se tourne vers Paulette, toujours cachée sous sa
couverture.
MICHEL DOLLÉ
Tu as peur quand il fait noir, et puis tu as peur quand ça
éclaire !
Paulette sort la tête de sa couverture.
PAULETTE
Ça éclaire encore ?
MICHEL DOLLÉ
Non.
Une vive lumière sort de la lucarne. Paulette se recache.
PAULETTE
Menteur !...
Michel ferme le volet intérieur de la lucarne.
MICHEL DOLLÉ
Bon... Voilà...
La pièce est très sombre tout à coup. Michel se dirige vers le lit
et soulève la couverture, découvrant le visage apeuré de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
C'est fini, je te jure.
Paulette se redresse légèrement, et s'appuie la joue sur la main.
PAULETTE
Je veux pas rester ici.
MICHEL DOLLÉ
T'es bien forcée. Où tu veux aller ?
PAULETTE
Je veux retrouver ma maman et mon papa... sur le pont.
MICHEL DOLLÉ
Ils y sont plus sur le pont.
PAULETTE
Pourquoi ?.. Où ils sont ?
MICHEL DOLLÉ
Dans un trou.
PAULETTE
Dans un trou ?
Michel semble gêné.
MICHEL DOLLÉ
Oui.
PAULETTE
Et hop ! Comme des chiens ?
Michel semble surpris : il ne savait pas que Paulette, qu'il
croyait endormie, avait entendu les réflexions stupides de son
frère.
MICHEL DOLLÉ
Ben... oui...
Paulette s'allonge sur son lit.
PAULETTE
A cause de la pluie... Dans un trou... Pour pas qu'ils
soient mouillés ?
MICHEL DOLLÉ
Ça doit être pour ça...
PAULETTE
Mais alors, mon chien... Michel... Il va être mouillé.
Paulette ferme les yeux et s'endort.
MICHEL DOLLÉ
Tu dors ?... Tu n'as plus peur ?... Je peux m'en aller ?...
Il se lève lentement et se dirige vers l'escalier, qu'il descend
sur la pointe des pieds.
FONDU ENCHAÎNÉ
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Nous sommes au milieu de la nuit. Toute la famille Dollé dort...
et ronfle ! Michel et Raymond dorment dans le même lit.
Un papillon vole dans la pièce. On suit son ombre projetée sur le
mur par la lampe qui est restée allumée sur la table de nuit de
Georges qui, lui, ne dort pas. Le papillon, attiré par la lumière,
finit par tomber dans le verre de la lampe à pétrole, où il meurt
instantanément. On entend Paulette crier : elle a certainement
fait un cauchemar. Georges sursaute, et se tourne vers le lit de
ses frères.
GEORGES DOLLÉ
Michel !... Michel, je te dis !...
PAULETTE (pleurnichant en voix off)
Papa !... Maman !... Maman !... Maman !...
Comme Michel ne semble entendre, ni son frère, ni Paulette,
Georges attrape un paquet de petits beurres posé au milieu des
médicaments sur la table de nuit et le lance en direction de
Michel.
Michel reçoit le paquet sur la tête et se réveille en sursaut en
se frottant les yeux. Il semble un peu affolé. Il porte une longue
chemise de nuit rapiécée.
MICHEL DOLLÉ
Qu'est-ce qu'il y a ?
GEORGES DOLLÉ
Tu l'entend pas ?
MICHEL DOLLÉ
Qui ça ?
GEORGES DOLLÉ (d'une voix furieuse)
Je veux pas qu'elle crie !
MICHEL DOLLÉ
Gueule pas comme ça.
Il se lève, prend la lampe sur la table de nuit de son frère et
monte l'escalier. On entend Paulette gémir.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Michel s'assied sur le bord du lit, près de la tête de Paulette.
Il lui caresse le front.
MICHEL DOLLÉ
Pourquoi que tu cries ? T'as peur ?
Paulette semble un peu absente. Elle n'est visiblement qu'à moitié
réveillée.
PAULETTE
Non.
MICHEL DOLLÉ
Alors, faut pas crier comme ça.
PAULETTE
Je crie pas.
Paulette ferme les yeux. Michel recouvre soigneusement Paulette,
qui s'est rendormie, le visage serein. Puis il redescend sans
bruit.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Michel s'approche du lit de Georges et repose la lampe sur la
table de nuit.
MICHEL DOLLÉ
Ça y est, je lui ai expliqué. Elle dort.
GEORGES DOLLÉ
Et moi, je dors pas.
MICHEL DOLLÉ
Si tu veux, moi non plus, je dormirai pas... Tu veux que je
te lise le journal ?
Georges hoche à peine la tête. Michel rapproche une chaise du lit,
prend le journal que le père a laissé sur le lit, et demande :
MICHEL DOLLÉ
Qu'est-ce que je te lis ?... La guerre ?...
GEORGES DOLLÉ
Ah non ! Pas la guerre ! Le feuilleton.
MICHEL DOLLÉ
« Il était encore trop tôt pour donner le signal du départ.
Néanmoins, ceux des compagnons qui devaient faire la route
à cheval... »
Georges lève la main.
GEORGES DOLLÉ
Parle pas de cheval.
MICHEL DOLLÉ
Bon, je te lis après... « Et pourtant, toutes les
précautions avaient été prises à l'extérieur de l'ha...
l'ha...cienda... »
Les deux frères font une petite moue, car ni l'un, ni l'autre, ne
semble comprendre ce mot étranger.
Fondu au noir
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Le lendemain matin.
Michel est assis à table et boit son bol de lait. En face de lui,
Berthe coupe des morceaux de pain et les dépose dans un bol.
Derrière Michel, la mère est en train de refaire son lit. Le coq
chante et Georges gémit faiblement dans son lit. Michel se lève et
contourne la table.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
Il s'essuie la bouche sur un torchon posé sur la table et se
dirige vers l'escalier, devant lequel il s'arrête. Il lève la
tête.
MICHEL DOLLÉ
T'es pas encore levée ?
PAULETTE (voix off provenant du grenier)
Je m'habille.
MICHEL DOLLÉ
Dépêche-toi.
LA MÈRE DOLLÉ (voix off du fond de la pièce)
Criez pas si fort.. Vous voyez bien qu'il y a un malade.
Paulette descend l'escalier en enfilant sa robe, et accompagnée du
chien. Arrivée en bas, elle se dirige vers le lit de Georges, qui
toussote.
PAULETTE
Oh !... Qu'est-ce qu'il a, le monsieur ?
Georges caresse doucement la joue de Paulette qui continue à
s'habiller.
LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
Il a reçu un coup de pied de cheval.
Paulette pointe le doigt vers le crucifix accroché au mur au-
dessus du lit.
PAULETTE
Qu'est-ce que c'est, ça ?
LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
C'est le Bon Dieu.
La mère semble choquée par la question de la fillette et
s'approche d'elle.
LA MÈRE DOLLÉ
T'en as jamais vu ?
PAULETTE
Si, mais je savais pas ce que c'était.
La mère s'approche de Paulette et la pousse vers la table.
LA MÈRE DOLLÉ
Viens boire ton lait.
Michel, qui s'est rassis à table devant son bol, sourit à
Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Bonjour.
La mère assoit Paulette à côté de Berthe, qui verse du lait dans
le bol de la fillette, qui sourit à Michel.
LA MÈRE DOLLÉ
Elle sait pas ce que c'est que le Bon Dieu.
Georges se redresse de son oreiller, et dit, d'une voix peu
AIMABLE :
GEORGES DOLLÉ
J'ai soif.
La mère est en train de coiffer Paulette. Berthe regarde sa mère.
BERTHE DOLLÉ
C'est à se demander d'où elle sort.
(A PAULETTE)
D'où tu viens ?
Michel baisse son bol pour répondre.
MICHEL DOLLÉ
C'est une parisienne.
LA MÈRE DOLLÉ
Pauvre gosse !
BERTHE DOLLÉ
Faudra la faire baptiser.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben, en attendant, faut la déclarer au maire.. Ils nous
accuseraient bien de l'avoir volée.
Elle verse du vin dans un verre.
BERTHE DOLLÉ
C'est pas au maire qu'il faut aller. C'est aux gendarmes.
LA MÈRE DOLLÉ
« Mairerie » ou gendarmerie, y faut leur dire.
Elle repose la bouteille sur la table et se dirige vers le lit de
Georges.
MICHEL DOLLÉ
J'irai, moi, aux gendarmes.
LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
Toi, occupe-toi de tes vaches.
Berthe finit de coiffer Paulette, qui sourit à Michel.
Michel se lève et se tourne vers Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Tu viens avec moi ?
Paulette récupère les morceaux de pain dans son bol et les mange.
PAULETTE
Attends, j'ai pas fini.
Michel ouvre la porte et sort.
Paulette continue à manger tranquillement.
Raymond entre, poussant un vieux vélo, qu'il dépose contre le mur.
Il a, sur la tête, un chapeau feutre gris. Il tient quelque chose
caché derrière son dos. Il s'approche du lit de Georges.
RAYMOND DOLLÉ
Regarde !...
Georges se redresse sur son lit.
RAYMOND DOLLÉ
Regarde ce qu'ils lâchent sur la route, les Parisiens.
Il enlève le feutre, et, à la place, pose sur sa tête un élégant
chapeau noir à bords roulés, celui qu'il cachait derrière son dos.
Il fait le pitre.
Georges rit malgré sa douleur, surtout lorsque son frère met le
chapeau de travers, en singeant Napoléon, une main glissée dans
l'échancrure de sa chemise.
GEORGES DOLLÉ
Me fais pas rire... Me fait pas rire... ça me fait mal.
Raymond met le chapeau sur la tête de Georges, qui ne peut
s'empêcher de continuer à rire, malgré la douleur qui lui tiraille
le ventre.
RAYMOND DOLLÉ
Tiens !... Comme ça, tu le verras pas.
GEORGES DOLLÉ
Me fait pas rire... Oh ! Bon Dieu, j'ai mal !
Il se recouche. La mère s'approche du lit.
LA MÈRE DOLLÉ
Et le docteur ?
RAYMOND DOLLÉ
Ah oui, le docteur. Mobilisé à l'hôpital. C'est la cause au
bombardements.
GEORGES DOLLÉ
Ce que j'ai besoin, c'est pas le docteur, c'est les pompes
funèbres.
RAYMOND DOLLÉ
T'en fais pas... Y a toujours le vieux corbillard... En le
reclouant un peu.
Les deux frères rient ensemble, et Georges plus fort que Raymond.
FONDU ENCHAINÉ
CHEMIN LONGEANT RUISSEAU - EXTÉRIEUR JOUR
Paulette se dirige vers l'endroit où elle a, la veille, déposé le
cadavre de son chien, une petite binette à la main.
NOTE
La scène suivante, présente dans la toute première version
originale du film, a été coupée dans toutes les copies présentées
ultérieurement. Peut-être a-t-on estimé que de montrer Paulette en
train de faire danser le cadavre de son chien était un peu trop
macabre.
Paulette tient son chien par les pattes de devant, pour le faire
tenir debout sur les pattes arrière. La binette est posée à côté
d'elle.
PAULETTE
Fais le beau !
Elle essaie de le faire danser, puis, tout à coup, elle le laisse
retomber par terre. Elle soulève sa robe et regarde un insecte qui
grimpe sur sa jambe. L'insecte s'envole et va se poser sur une
fleur de liseron. Elle veut cueillir la fleur, mais tirant un peu
trop fort, c'est toute une guirlande de liseron qu'elle arrache.
Elle se tourne vers le chien, puis, après un instant d'hésitation,
elle lui entoure le cou avec la guirlande de liseron. Elle le
soulève de nouveau par les pattes de devant.
PAULETTE
Fais le beau ! Danse !
Elle danse avec le chien en chantonnant. Puis, lassé par ce jeu,
elle s'arrête, repose le chien, prend la binette et commence à
creuser.
NOTE
Retour à la version normale du film, telle qu'elle est présentée
dans toutes les copies existantes.
Paulette s'agenouille près du cadavre de son chien, posé sur
l'herbe. Elle pose la binette à côte du chien et le caresse
délicatement. Puis elle se caresse la joue, comme elle l'avait
fait après avoir caressé la joue de sa mère décédée. Elle déplace
légèrement le chien, prend la binette et commence à creuser. Tout
à coup, elle tourne la tête, car elle vient d'entendre un bruit de
sonnette.
Le curé du village arrive sur sa bicyclette, et se dirige vers la
rivière, et vers Paulette.
Paulette pose sa binette et ramasse son chien.
Le curé descend de vélo, terminant à pied, le vélo à la main, le
petit raidillon qui descend vers le ruisseau.
Paulette met le chien derrière son dos et le maintient en place
avec ses deux mains.
Le curé porte son vélo pour traverser le ruisseau. Puis, arrivé
sur l'autre rive, il le repose et s'approche de Paulette.
LE CURÉ
Je ne te connais pas, moi ?... Tu n'es pas d'ici ?
Paulette recule de façon à se plaquer le dos contre un arbre,
tenant toujours, à deux mains, le chien caché derrière elle. Elle
regarde le curé d'un air inquiet et méfiant. Ce dernier sourit, et
se penche vers Paulette, appuyé sur son vélo.
LE CURÉ
Tu as perdu ta langue ?
Paulette fait « non » de la tête.
LE CURÉ
Où habites-tu ?
PAULETTE
Chez Monsieur Dollé. Papa est mort, et maman aussi.
LE CURÉ
Pauvre enfant... Leur as-tu dis une prière, au moins ?
Paulette fait « non » de la tête.
LE CURÉ
Tu ne veux pas en dire une ?
PAULETTE
Je sais pas quoi dire.
LE CURÉ
Il faut apprendre... Mets tes mains comme ceci.
Le curé joint les mains. Paulette regarde les mains du curé, mais
ne bouge pas.
LE CURÉ
Non ?... Alors, répète : « Que le Bon Dieu les reçoive dans
son Paradis. »
PAULETTE
« Que le Bon Dieu les reçoive dans son Paradis. »
Le curé fait le signe de la croix.
LE CURÉ
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
Paulette répète la phrase du curé, mais sans se signer.
PAULETTE
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
LE CURÉ
Fais comme moi.
Le curé refait un signe de croix.
LE CURÉ
Tu ne veux pas ? Michel t'apprendra... Il apprend bien son
catéchisme, Michel.
Au nom de Michel, Paulette esquisse un sourire. Le curé s'éloigne
en poussant sa bicyclette. Paulette le regarde partir, tenant
toujours son chien caché derrière son dos. Lorsqu'elle estime que
la voix est libre, elle se dégage de l'arbre.
MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
Paulette !...
Michel s'avance à travers bois, mais il ne voit pas Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
Paulette ne lui répond pas. Elle prend son chien dans ses bras,
ramasse sa binette, et s'éloigne du ruisseau.
MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
Paulette !...
Michel continue à chercher dans la forêt.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
Paulette traverse le ruisseau et marche le long de la berge.
Michel continue à chercher.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
MOULIN - EXTÉRIEUR JOUR
Paulette se dirige vers un vieux moulin à eau désaffecté, mais
dont la bâtisse semble encore solide. Elle entre à l'intérieur du
moulin.
MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
Paulette !...
MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
Paulette entre dans le moulin. Au fond du moulin, la grande roue,
totalement immobile. Paulette cherche un endroit pour enterrer son
chien.
CHEMIN LONGEANT RIVIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
Michel se dirige vers le moulin. On aperçoit une autre roue, elle
aussi immobile, à l'extérieur du moulin.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
Paulette pose son chien et commence à creuser le sol en terre
battue. Derrière elle, Michel entre dans le moulin.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !...
Michel s'approche de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Ah ! Dis... Qu'est-ce que tu fais là ?
PAULETTE
Ça ne te regarde pas.
MICHEL DOLLÉ
Je te cherche partout... Tu fais un trou ?
Elle ne lui répond pas et continue à creuser.
MICHEL DOLLÉ
Ah !... C'est pour ton chien. Donne...
Il cherche à lui prendre la binette des mains, mais elle résiste
un peu.
MICHEL DOLLÉ
Donne... c'est trop dur...
Elle finit par céder, et Michel se met à creuser un peu plus
énergiquement que Paulette. Après quelques coups de binette, il
s'arrête de creuser et regarde Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Ça, c'est une idée... On va faire un beau petit cimetière.
PAULETTE
Qu'est-ce que c'est qu'un cimetière ?
MICHEL DOLLÉ
C'est là qu'on met les morts pour qu'ils soient tous
ensemble.
PAULETTE
Pourquoi on les met ensemble ?
MICHEL DOLLÉ
Pour pas qu'ils s'embêtent.
PAULETTE
Mais alors, mon chien, il va s'embêter, tout seul ?
Michel réfléchit une seconde et hausse les épaules.
MICHEL DOLLÉ
Ben... oui...
PAULETTE
Faudra lui en trouver un autre !
MICHEL DOLLÉ
Un autre chien... ça, c'est difficile.
Un bruissement d'ailes fait lever la tête de Michel. Paulette
regarde dans la direction où regarde Michel.
Dans la charpente du moulin, un hibou, posé sur une poutre, semble
observer les enfants.
PAULETTE
Qu'est-ce que c'est ?
MICHEL DOLLÉ
C'est Monsieur le Maire.
PAULETTE
Pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
C'est son nom... c'est un hibou.
PAULETTE
C'est méchant ?
MICHEL DOLLÉ
Non, ça roupille tout le temps... Tu vas voir.
Michel se dirige vers une échelle qui permet d'accéder au hibou.
PAULETTE
Faut pas le tuer.
MICHEL DOLLÉ
Penses-tu ! Ça serait même pas la peine, ça vit cent ans.
Paulette fait une petite moue, semblant incapable de réaliser ce
que représente cent ans.
PAULETTE
Cent ans !...
Michel grimpe vers le hibou.
Paulette dépose son chien dans le trou creusé par Michel, puis
commence à le recouvrir de terre. Tout en travaillant, elle récite
la prière que lui a apprise le curé. A chaque fois qu'elle dit
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », elle fait un
rapide signe de croix.
MICHEL DOLLÉ
Que le Bon Dieu le reçoive dans son Paradis. Au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il... Que le
Bon Dieu le reçoive dans son Paradis. Au nom du Père, du
Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il... Que le Bon Dieu
le reçoive dans son Paradis. Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit. Ainsi soit-il...
Michel atteint le nid du hibou sur la poutre. On entend, de loin,
Paulette qui continue à psalmodier ses « Que le Bon Dieu... etc. »
MICHEL DOLLÉ
Toi, ne bouge pas...
Michel glisse la main derrière le hibou, dans son nid. Il sort une
taupe morte qu'il tient par la queue.
MICHEL DOLLÉ
Je t'en donnerai une autre.
Michel redescend vers Paulette, en tenant la taupe par la queue.
Il a maintenant atteint le bas de l'échelle. Il s'approche de
Paulette, tenant toujours la taupe par la queue. Paulette continue
à psalmodier ses prières tout en comblant la tombe de son chien.
MICHEL DOLLÉ
J'ai une taupe !... Une belle !...
Paulette se redresse et regarde la taupe.
PAULETTE
Il en faudra d'autres.
MICHEL DOLLÉ
C'est pas ce qui manque, les taupes.
La voix de Paulette se fait presque geignante lorsqu'elle dit :
PAULETTE
Des chats...
Michel, lui, énumère, sur un timbre de voix nettement plus posé :
MICHEL DOLLÉ
Des hérissons, des lézards...
Paulette n'est visiblement plus dans son état normal.
PAULETTE
Des chevaux, des vaches...
MICHEL DOLLÉ
Des serpents à sonnette.
PAULETTE
Des lions.
MICHEL DOLLÉ
Des tigres.
Paulette a presque des sanglots dans la voix lorsqu'elle dit :
PAULETTE
Des gens !...
Paulette a le souffle un peu court. Michel a l'air un peu surpris
par les derniers mots de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Si tu veux... Et puis on leur mettra des croix.
Michel reprend la binette, et creuse un autre trou pour la taupe.
Paulette s'est accroupie pour le regarder creuser.
PAULETTE
Pourquoi des croix ?
MICHEL DOLLÉ
Ben dis donc !... Qu'est-ce qu'ils t'ont appris, tes
parents ?... Tu vas voir.
Il pose la binette, prend un morceau de bois, qu'il casse en deux,
et en fait une croix, qu'il lie avec du fil de fer.
MICHEL DOLLÉ
Regarde... Tiens... Regarde... Là... C'est ça, une croix.
Il plante la croix sur la tombe du chien.
PAULETTE
C'est le Bon Dieu.
MICHEL DOLLÉ
Ben oui... C'est le Bon Dieu.
PAULETTE
Attends.
Elle sort un collier de sa poche.
MICHEL DOLLÉ
Il est joli, ton collier.
PAULETTE
Il est cassé.
Elle entoure la croix de son collier. Michel semble ravi.
MICHEL DOLLÉ
C'est mieux.
Il arrange le collier autour de la croix.
PAULETTE
Oui... mais il y en a une plus belle au-dessus de ton
frère.
MICHEL DOLLÉ
Tu la trouves belle, toi ?
Paulette fait « oui » de la tête.
MICHEL DOLLÉ
Je t'en ferai des encore mieux, moi. Avec des clous et un
marteau.
D'un grand geste des bras, il désigne toute la pièce.
MICHEL DOLLÉ
Et on en foutra partout !
FONDU ENCHAÎNÉ
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR JOUR
Michel est assis par terre les jambes écartées. Ils cloue deux
lattes de bois ensemble en forme de croix. Paulette, assise sous
la table, inspecte les potirons entreposés dans le grenier. Elle
rit de la forme étrange du fruit qu'elle tient dans ses mains
PAULETTE
Oh !... Regarde celle-là.
Michel détache la croix clouée sur le plancher, mais l'une des
lattes se fend en deux.
MICHEL DOLLÉ
Zut !... Faut que je recommence... Recommence aussi, tu les
sais pas bien.
PAULETTE
Je vous salue, Marie pleine de grâce...
Michel cloue une autre croix.
MICHEL DOLLÉ
Le Seigneur est avec vous.
PAULETTE
Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit
de vos... de vos...
MICHEL DOLLÉ
Entrailles est béni !
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Le Père Dollé, assis à table, où il coupe des tranches de pain,
lève des yeux agacés vers le plafond, et le grenier, où l'on
entend les coups de marteau de Michel. La Mère Dollé s'affaire
devant la cheminée. Les filles mettent le couvert. Raymond est
assis sur un escabeau près du lit de Georges.
LE PÈRE DOLLÉ
Des prières !... Il en a de bonnes, le curé.
(A RAYMOND)
Tu les sais, toi, tes prières ?
RAYMOND DOLLÉ
Comment qu'on y disait déjà à la grand-mère ?... « Notre
Père qui êtes aux Cieux... »
RENÉE DOLLÉ
A la grand-mère, on y disait : « Marie... je vous salue,
Marie... »
Georges, immobile dans son lit, les mains croisées sur le ventre,
réagit d'une voix affaiblie.
GEORGES DOLLÉ
Je ne veux pas qu'on me dise Marie !
Les coups de marteau continuent de plus belle. Le père lève les
yeux vers le plafond.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce qu'ils foutent là-haut ?
Toute la famille, sauf Georges, lève les yeux vers le plafond.
RAYMOND DOLLÉ
Le curé, il a dit : du calme !
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR
Les enfants n'ont pas changé de position.
PAULETTE
Dis, Michel, qu'est-ce que c'est, les entrailles ?
MICHEL DOLLÉ
Les entrailles ?... Ça doit être là où Georges est
blessé... Continue.
PAULETTE
Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est blessé...
MICHEL DOLLÉ
Est béni !
PAULETTE
Est béni... Après ?
MICHEL DOLLÉ
C'est fini. Dis « Amen ».
PAULETTE
Amen. Pourquoi qu'elles finissent toutes pareilles.
MICHEL DOLLÉ
Ça veut dire que c'est fini. Recommence.
PAULETTE
Ameeeen !...
MICHEL DOLLÉ
Recommence tout.
Michel inspecte la croix qu'il vient de terminer. Derrière lui, on
voit le Père Dollé apparaître en haut de l'escalier, sans que les
enfants le remarquent.
PAULETTE
Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre nom soit
sanctifié... sanctifié...
Michel, qui a recommencé à clouer, dit d'une voix un peu énervé :
MICHEL DOLLÉ
Que votre règne arrive.
Le Père Dollé balance, à Michel, une baffe qui l'envoie valdinguer
sur le plancher.
LE PÈRE DOLLÉ
Tiens, le v'là ! Je t'apprendrai à cogner avec un marteau.
Tu sais pas qu'il lui faut du calme.
MICHEL DOLLÉ
Mais je lui apprenais ses prières... Oh ben, zut alors !
Paulette semble affolée par cette scène de violence physique.
PAULETTE
Je les sais pas !... Je les sais pas !...
LE PÈRE DOLLÉ
Ses prières ?
Le Père ramasse une croix.
LE PÈRE DOLLÉ
Et ça, c'est des prières ? Tu fais des croix dans la maison
d'un malade ? Tu veux le faire mourir ?
Il prend Paulette par la main et l'entraîne vers l'escalier.
LE PÈRE DOLLÉ
Et puis, je veux plus vous voir ensemble.
Michel se relève en se tenant la joue et suit son père, qui, déjà
engagé dans l'escalier, se tourne vers lui.
LE PÈRE DOLLÉ
Toi, reste là. Tu es puni. Tu te coucheras sans manger.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Berthe apporte une marmite fumante sur la table. La Mère Dollé
prend la louche et sert la soupe à Raymond. Renée est assise à
côté de lui. On entend Georges qui râle dans son lit. Berthe
s'assoit entre Raymond et Renée, en face de sa mère.
LA MÈRE DOLLÉ (à Georges)
Ben alors, qu'est-ce que t'as donc ?
BERTHE DOLLÉ
Tu réponds pas à ta mère ?
Elle tend son assiette à sa mère, qui la sert. Georges continue à
râler.
RAYMOND DOLLÉ
Ça va pas ?
Il se lève et s'approche du lit. Il se penche sur son frère.
RAYMOND DOLLÉ
Tu craches ?
Il se tourne vers les autres.
RAYMOND DOLLÉ
Il crache un peu de sang.
La mère, qui se servait la soupe après avoir servi Renée, se lève
et rejoint Raymond auprès du lit.
RAYMOND DOLLÉ
Et puis, je comprends plus ce qu'il dit... Hé !... Il
crache encore.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben, qu'est-ce que t'as ?
Le père Dollé arrive en bas de l'escalier, tenant Paulette par la
main. Il tourne la tête vers le grenier.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu boufferas pas !
Les deux filles rejoignent leur mère près du lit. Le père Dollé
lâche Paulette et s'approche à son tour du lit. Toute la famille,
sauf Michel et Paulette, entoure maintenant le lit
LA MÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que t'as ?
RAYMOND DOLLÉ
Y réponds pas.
LE PÈRE DOLLÉ
C'est la première fois que je vois cracher du sang.
BERTHE DOLLÉ
Faudra nettoyer les draps.
RENÉE DOLLÉ
Donnes-y un mouchoir.
Le père Dollé contourne ses filles et rejoint sa femme et son fils
Raymond à la tête du lit.
RAYMOND DOLLÉ
Alors, ça va mieux ?
La mère essuie la bouche de Georges, qui râle de plus en plus
faiblement.
LA MÈRE DOLLÉ
Tape-lui dans le dos.
Raymond tapote le dos de son frère.
LE PÈRE DOLLÉ
Un peu de tisane ?
BERTHE DOLLÉ
Ça doit être le coeur.
LA MÈRE DOLLÉ
C'est quand même malheureux qu'avec tant de monde, on
n'arrive pas à lui trouver un bout de prière.
Paulette s'est assise à table et mange sa soupe.
PAULETTE
Michel, il les sait.
Toute la famille se tourne vers elle, comme si, tout à coup, ils
avaient oublié sa présence. Le père est le premier à réagir.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as raison.
Le Père Dollé se dirige vers l'escalier et lève la tête vers le
grenier.
LE PÈRE DOLLÉ
Michel !
Michel est assis sur les dernières marches en haut de l'escalier.
MICHEL DOLLÉ
Je suis puni.
LE PÈRE DOLLÉ
Je te dis de descendre.
MICHEL DOLLÉ
Alors, je suis plus puni ?
Michel descend l'escalier en faisant claquer ses galoches.
LE PÈRE DOLLÉ
Mets-toi dans le coin et dis tes prières.
Michel se dirige vers le coin indiqué par son père, puis il se
rapproche de la table et s'assoit sur le banc à côté d'une grosse
miche de pain.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Et à genoux !
Michel fait semblant de ne pas entendre le dernier ordre de son
père, et reste assis sur le banc, ne quittant pas la miche de pain
des yeux. Il commence à réciter ses prières, mais s'amuse à
mélanger les paroles du « Notre Père » et du « Je vous salue,
Marie ».
MICHEL DOLLÉ
Notre Père qui êtes aux Cieux. Vous êtes bénie entre toutes
les femmes, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien,
et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Priez pour
nous, pauvres pécheurs, que votre nom soit sanctifié, que
votre volonté soit pleine de grâce. Notre Père, Sainte Mère
de Dieu, donnez-moi du pain... donnez-moi du pain...
Il a prononcé les deux dernières phrases d'une voix rageuse. Il
arrache un morceau de mie à la boule de pain, et le porte à sa
bouche.
MICHEL DOLLÉ
...quotidien !...
Puis, baissant les yeux, il continue à marmonner d'une voix plus
faible, et donc inintelligible pour les autres membres de la
famille, trop occupés par Georges.
MICHEL DOLLÉ
Crotte alors, crotte, crotte, crotte, crotte, crotte,
crotte...
Il jette un regard furtif vers sa famille assemblée autour du lit
de Georges. Personne ne semble s'occuper de lui. Et il continue à
marmonner, d'une voix encore plus faible, et quasiment
INCOMPRÉHENSIBLE :
MICHEL DOLLÉ
Marie mère de, Marie mère de, Marie mère de... merde
alors !
Ne voulant certainement pas abuser de sa bonne étoile, il décide
de reprendre, à voix plus intelligible, une prière à peu près
normale.
MICHEL DOLLÉ
Sur la terre comme au ciel...
Autour du lit, la famille est toujours assemblée.
MICHEL DOLLÉ (voix off)
Notre Père, qui êtes au cieux, que Votre Nom soit
sanctifié...
Michel a repris sa contemplation gourmande de la miche de pain.
MICHEL DOLLÉ
Que Votre Volonté soit pleine de grâce.
Il s'arrête de prier, fasciné par le spectacle d'une petite souris
qui vient de grimper sur la table. La souris se promène
tranquillement, et vient renifler le contenu d'une cuiller.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Dis pas ça, tu vas lui faire peur.
RAYMOND DOLLÉ (voix off)
Tout à l'heure, il parlait de clouer la planche du
corbillard.
La famille chuchote autour du lit. Raymond dit d'une voix plus
AUTORITAIRE :
RAYMOND DOLLÉ
Faudrait une purge.
LA MÈRE DOLLÉ
Y a de l'huile de ricin.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben. Donnes-y une goutte.
La mère s'éloigne du lit.
Michel observe toujours la souris sur la table.
La mère revient vers le lit de Georges, portant, d'une main, un
petit flacon ouvert, et de l'autre, une cuiller dans laquelle elle
a versé un peu du contenu du flacon. Elle marche doucement pour ne
pas renverser la cuiller.
LA MÈRE DOLLÉ
Si ça fais pas de bien, ça fera pas de mal !
La mère approche la cuiller de la bouche de Georges.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben quoi, t'ouvres plus la bouche ?
RENÉE DOLLÉ
Il fait les mêmes yeux que la grand-mère.
LE PÈRE DOLLÉ
Il faut le prendre par la douceur.
Il prend la cuiller des mains de sa femme.
RAYMOND DOLLÉ
Raisonne-toi, Georges.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben... ouvre les yeux, au moins.
Le père approche la cuiller de la bouche de Georges.
RENÉE DOLLÉ
Il ferme les yeux maintenant.
BERTHE DOLLÉ
C'est peut-être qu'il dort.
Georges, les mains croisées sur la poitrine, a les yeux fermés et
ne bouge plus. Lorsque son père lui pose la cuiller sur les
lèvres, il ne réagit pas.
LE PÈRE DOLLÉ
Allez, bois ça.
Il rend la cuiller à sa femme.
LE PÈRE DOLLÉ
Ah, donne-lui, la mère.
A son tour, elle approche la cuiller de la bouche de Georges.
LA MÈRE DOLLÉ
Il serre les dents.
RAYMOND DOLLÉ
C'est peut-être qu'il est mort.
Michel relève la tête et regarde vers le lit, le visage soudain
inquiet. Il se lève et s'approche du lit en récitant, de façon
correcte cette fois-ci, ses prières.
MICHEL DOLLÉ
Notre Père, qui êtes aux Cieux, que Votre Nom soit
sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit
faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui
notre pain de chaque jour. Pardonnez-nous nos offenses,
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais ne
nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-
nous du mal. Ainsi soit-il.
Paulette se lève de table et s'approche du lit. Michel vient de
recommencer, à voix plus basse, le « Notre Père ». Arrivée au pied
du lit, Paulette regarde le défunt.
PAULETTE
Que le Bon Dieu les reçoive dans son Paradis.
Toute la famille regarde Georges, semblant ne pas vouloir admettre
la réalité. Raymond se penche vers lui et lui touche la main.
RAYMOND DOLLÉ
Hé !... Hé !... Pour moi, il est mort.
(A son père)
Tâte-le voir.
Le père pose sa main sur la poitrine de Georges.
LE PÈRE DOLLÉ
Je crois bien qu'oui... qu'il est mort.
(A sa femme)
Qu'est-ce t'en dis, la mère ?
Michel se met à genoux au pied du lit et continue à réciter, à
voix très basse, ses prières.
La mère passe le flacon dans la main qui tient la cuiller, et de
sa main maintenant libre, touche la joue de son fils.
LA MÈRE DOLLÉ
Pour sûr qu'il est mort.
RAYMOND DOLLÉ
Il est mort !
Ils ont tous deux la voix rauque de sanglots retenus. La famille
regarde Georges avec des yeux où la peine, la stupéfaction et même
une certaine incrédulité se mêlent. Le père enlève sa casquette et
se mouche dedans.
Paulette s'approche de Michel.
PAULETTE
Il est mort, ton frère ?
Michel ne lui répond pas et continue à prier à voix basse.
Paulette s'agenouille à côté de lui.
PAULETTE
Tu vas lui faire un trou ?
Michel se tourne vers elle, visiblement choqué par cette
proposition.
MICHEL DOLLÉ
T'es folle ? C'est mon frère.
Toute la famille est en larmes.
LE PÈRE DOLLÉ
Mon pauv' Georges... Mon pauv' Georges... Te v'là qui pars
sans rien dire.
RAYMOND DOLLÉ
On pouvait pas savoir... On se méfiait pas.
Renée s'écroule par terre en pleurant. La mère, tout en pleurant,
reverse, un peu maladroitement, le contenu de la cuiller dans le
flacon d'huile de ricin.
LA MÈRE DOLLÉ
Si j'y avais donné plus tôt...
Le père se rapproche de sa femme.
LE PÈRE DOLLÉ
On sait même pas si c'est ça qu'il lui fallait...
LA MÈRE DOLLÉ
Oh... Tu dis ça...
LE PÈRE DOLLÉ
Oui, bien sûr... Je dis ça...
Fondu au noir
FERME DES DOLLÉ - HANGAR - INTÉRIEUR JOUR
Le Père Dollé est en train de réparer le plancher du vieux
corbillard. L'arrière du corbillard est surmonté de la lettre
« D », et au milieu de chacun des quatre côtés du corbillard, une
petite croix de bois noir est plantée sur le toit du corbillard.
Le Père Dollé, qui, à quatre pattes, plante des clous dans le
plancher, se redresse et se tourne vers Michel, assis sur la boîte
à clous posée à côté du corbillard, et visiblement rêveur.
LE PÈRE DOLLÉ
Oh !... Donne-moi un clou... un grand.
Michel semble sortir de sa rêverie éveillée, se lève et tend la
boîte à clous à son père, qui prend le clou dont il a besoin.
Michel pose la boîte et examine le corbillard avec plus
d'attention. Il monte sur une roue pour atteindre le toit du
corbillard, où il examine, avec beaucoup d'intérêt, l'un des
petits crucifix. Il le touche rêveusement.
Le père, toujours occupé à clouer, tourne la tête vers son fils,
dont il ne voit plus que les jambes.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que tu fabriques ?
MICHEL DOLLÉ
Rien.
Michel tourne la vis qui tient le crucifix en place, et constate
qu'elle se dévisse facilement. Il secoue la croix pour la
détacher, mais n'y arrive pas.
MICHEL DOLLÉ
C'est pas bête... c'est pas mal... bien inventé, un
corbillard..
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Regarde donc les croix là-haut. C'est-y la peine de les
reclouer ?
MICHEL DOLLÉ
Oh, non !... Elles tiennent... T'as plus besoin de moi ?
Michel saute par terre.
LE PÈRE DOLLÉ
Donne-moi deux clous et ça ira.
Michel, qui allait partir, revient en arrière, prend la boîte à
clous et la pose sur le plancher du corbillard, devant le nez de
son père. Il sort en courant de la grange, pendant que son père
continue à clouer.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Paulette tient sa robe relevée devant elle, car elle a mis du
grain à l'intérieur. Elle donne les grains, un par un, aux
poussins qui l'entourent.
Par la porte ouverte d'une grange, on voit Michel qui verse par
terre l'eau que contenait un gros bidon à lait. Il remet le
couvercle en place, pose le bidon et sort de la grange. Il
s'approche de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Pas comme ça, idiote !
Il prend une poignée de grain dans la robe de Paulette, et la
lance à la volée sur les poussins. Puis il se penche vers Paulette
ET CHUCHOTE :
MICHEL DOLLÉ
Tu sais, j'ai des croix... Trois, que j'en ai.
PAULETTE
Pourquoi trois ? Il y a que mon chien et la taupe.
MICHEL DOLLÉ
T'as raison.
Paulette s'accroupit et continue à distribuer le grain aux
poussins. Michel s'accroupit à côté d'elle. Elle repousse un
poussin.
PAULETTE
Non ! Toi, t'en as déjà eu !
MICHEL DOLLÉ
T'aimes les poussins ?
Paulette hausse les épaules et continue à distribuer son grain.
Fondu au noir
FERME DES GOUARD - CHEMIN - EXTÉRIEUR JOUR
A la qualité de la lumière ambiante, on devine que le jour s'est
levé il y a peu de temps. On entend un coq chanter.
Un soldat s'avance sur le chemin qui mène à la ferme des Gouard.
Il porte un calot, une capote, deux musettes entrecroisées en
travers de la poitrine, et, dans le dos, une trompette suspendue
par un cordon. Il s'agit de Francis Gouard, le fils du Père
Gouard.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Toute la famille, sauf Michel et Paulette, est assemblée autour de
la table du petit-déjeuner. Renée, la seule à ne pas être assise,
pose les bols sur la table. La mère beurre les tartines.
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Francis s'approche de la ferme familiale. Il s'arrête pour
attraper sa trompette derrière son dos. Il saute la barrière, et
s'arrête devant la porte en se mettant au garde-à-vous. Il fait
tournoyer sa trompette, d'un geste un peu maladroit, puis la porte
à sa bouche. On entend un affreux « couac ». Francis recommence
mais refait un autre « couac ».
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Toute la famille tourne la tête dans la direction de la ferme des
Gouard... et le son de la trompette.
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Francis refait un essai, mais il ne sort aucun son de la
trompette, juste un bruit de soufflerie. Il crache quelque chose
qui, visiblement, lui encombrait la bouche et remet l'embouchure
sur ses lèvres. Cette fois-ci, il arrive à jouer, à peu près
correctement, la sonnerie dite du « Réveil ».
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
En fond sonore, on entend Francis jouer de la trompette.
Georges repose, mains croisées, sur son lit, un crucifix sur la
poitrine. Sur sa table de nuit, une bougie allumée et un rameau de
buis dans une soucoupe.
Michel saute sur son lit. Il a déjà mis sa culotte et s'apprête à
mettre ses chaussures. Il descend de son lit pour mettre sa
deuxième chaussure.
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Francis vient de s'arrêter de jouer et, la trompette à la main, il
ouvre la porte d'un coup de pied. Francis crie vers l'intérieur de
la ferme.
FRANCIS GOUARD
Debout là-dedans !
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
La famille n'a pas bougé de la table. Renée ne s'est même pas
assise.
LA MÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que c'est ?
On entend de nouveau la trompette de Francis, dont la courte
prestation se termine sur un « couac ». Raymond et son père se
lèvent en même temps.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben, alors !
Les deux hommes se dirigent vers la porte d'entrée.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel est déjà sur le pas de la porte, en train de mettre sa
deuxième chaussure. Le père arrive derrière lui, suivi de Raymond,
puis de la mère, de Berthe et de Renée. Ils regardent tous en
direction de la ferme des voisins.
RAYMOND DOLLÉ
Ce serait-y pas le fils Gouard ?
LA MÈRE DOLLÉ
Et pourquoi ? La guerre, elle est pas finie ?
RAYMOND DOLLÉ
Avec des feignants comme lui, ça serait pas étonnant.
Le père tape sur l'épaule de Michel.
LE PÈRE DOLLÉ
Vas-y voir par derrière. Tu me diras si c'est le Francis.
Michel se tourne vers Raymond.
MICHEL DOLLÉ
Je vais te couper de l'herbe aux lapins.
Le père décroche une serpette du mur, et la donne à Michel, qui
ramasse un panier par terre, traverse rapidement la cour de la
ferme puis s'engage sur la passerelle qui sépare les deux fermes.
Toute la famille, massée devant la porte de la ferme, le suit des
yeux.
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel longe le mur de la ferme en s'accroupissant pour ne pas
être vu des fenêtres. Il passe devant le chien, attaché à une
chaîne, et qui semble totalement indifférent à sa présence. Il
s'approche de la fenêtre de la salle commune.
A travers cette fenêtre, on aperçoit Francis attablé qui raconte
ses aventures guerrières, mais on ne l'entend pas. Il mime un
avion en piqué, puis une explosion, puis un tir de mitrailleuse.
Michel, accroupi sur un carré d'herbe en face de la ferme, coupe
de l'herbe, tout en essayant de voir ce qui se passe à l'intérieur
de la ferme.
FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Francis est à table en train de manger, le calot sur la tête, et
la vareuse ouverte. Sa trompette est posés à côté de lui, reposant
sur son pavillon. Son père l'écoute, visiblement passionné, tout
en mangeant lui aussi. Le cadette de ses soeurs, Marcelle, est
debout derrière lui, en train de beurrer une tartine. Son autre
soeur, Marcelle, descend du grenier par une échelle.
FRANCIS GOUARD
Y a plus de chefs... Y a plus d'Anglais... Y a plus rien..
Alors quoi, que je me suis dit... C'est pas la peine de
marcher comme ça jusqu'à perpette.
Marcelle lui donne la tartine beurrée, pendant que Jeanne s'active
près de la cheminée. Marcelle prend la trompette pour l'examiner.
FRANCIS GOUARD
Touche pas à ça...
Marcelle repose la trompette.
FRANCIS GOUARD
Alors, j'ai foutu le camp... Et me v'là.
Marcelle touche les glands qui pendent du cordon de la trompette.
Francis boit son café, pendant que son père le regarde, un peu
surpris.
LE PÈRE GOUARD
Mais les Prussiens ? Où qu'y sont, les Prussiens ?
Francis repose son bol et réfléchit un peu avant de répondre.
FRANCIS GOUARD
Probable qu'ils sont pas loin.
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel s'approche d'une cage en osier dans laquelle il y a des
poussins.
FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Le Père Gouard hoche la tête.
LE PÈRE GOUARD
Dans la cavalerie, on avait des chevaux.
Jeanne sourit et s'assoit à côté de son père. Marcelle les écoute,
penchée sur la table, la tête reposant sur sa main.
JEANNE GOUARD
Les chenillettes, ça va plus vite.
LE PÈRE GOUARD
En dix-huit, on foutait pas le camp. On n'avais pas besoin
d'aller si vite
FRANCIS GOUARD
Si tu avais eu des Messerschmidt au cul toute la journée,
on t'aurait vu... tiens !
FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel prend des poussins dans la cage et les cache dans sa
chemise, tout en regardant vers la fenêtre
La père Gouard tourne la tête vers la fenêtre et aperçoit Michel.
Il se lève et s'approche de la fenêtre. On entend sa voix, un peu
étouffée par le carreau.
LE PÈRE GOUARD
Tu veux que j't'aide ? Qu'est-ce que tu fous là ?
Michel se lève et essaie de bien cacher les poussins qu'il a
volés.
MICHEL DOLLÉ
Je coupe de l'herbe
LE PÈRE GOUARD
Elle est pas à toi, mon herbe !
MICHEL DOLLÉ
C'est papa qui me l'a dit !
LE PÈRE GOUARD
Quoi ?
Michel ramasse son panier, et part en courant, tout en tenant sa
chemise pleine de poussins de l'autre main.
Il traverse la passerelle.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel arrive de l'autre côté de la passerelle, traverse la cour
en courant, pose son panier près de la porte, et écarte ses
parents pour se faufiler à l'intérieur de la maison.
MICHEL DOLLÉ
C'est bien le Francis qui est là !
Le Père Dollé hoche la tête.
LE PÈRE DOLLÉ
Et on se demande pourquoi on a perdu la guerre !
Il se retourne vers Berthe.
LE PÈRE DOLLÉ
Et toi... Attention que je te voie pas tourner autour de
lui.
Berthe semble - hypocritement ! - blessée par cette accusation.
BERTHE DOLLÉ
Moi ?
Elle entre dans la ferme, suivie par son frère et sa soeur. Le père
sourit à sa femme.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as vu ?
Sa femme entre la première et le père Dollé lui donne une grande
claque sur les fesses.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR JOUR
Michel arrive en courant par l'escalier et se précipite vers
Paulette, qui dort toujours, enveloppée dans ses couvertures. Il
lui tapote l'épaule en chuchotant :
MICHEL DOLLÉ
Hé !...
Paulette se réveille doucement en souriant à Michel.
PAULETTE
Bonjour.
MICHEL DOLLÉ
Ça va ?
PAULETTE
Oui.
MICHEL DOLLÉ
Tu dors ?
PAULETTE
Non.
Il montre à Paulette le poussin qu'il tient dans ses mains.
MICHEL DOLLÉ
Regarde.
Paulette prend le poussin des mains de Michel.
PAULETTE
Oh... il est tout chaud.
MICHEL DOLLÉ
Tu es contente ?
PAULETTE
Oh, oui !... C'est pas toi qui l'a tué ? Tu me jures.
MICHEL DOLLÉ
Non, c'est pas moi. Moi, j'ai voulu leur donner à boire et
ils avaient les yeux fermés. Alors j'ai dit : c'est peut-
être bien qu'ils dorment.
PAULETTE
Je leur mettrai une guirlande.
MICHEL DOLLÉ
Et puis aussi, il serraient les dents. Alors j'ai dit :
c'est peut-être bien qu'ils sont morts.
PAULETTE
Pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
Ben, c'est comme ça... T'es contente ?
PAULETTE
Oh, oui !
FONDU ENCHAÎNÉ
PETIT PRÉ - EXTÉRIEUR JOUR
Un pré, dans lequel broutent des vaches.
Paulette cueille des fleurs. En courant de-ci, de-là, pour trouver
ses fleurs, elle tombe sur Francis et Berthe, couchés, côte à
côte, dans l'herbe. Berthe se relève brusquement, imité par
Francis, qui regarde Paulette avec surprise. Paulette les regarde
un instant, hausse les épaules, puis s'éloigne en courant.
BERTHE DOLLÉ
T'es caporal ?
FRANCIS GOUARD
Oui, j'ai été nommé au feu.
Elle lui passe les mains autour du cou.
BERTHE DOLLÉ
Qui c'est qui t'as dit que je menais les vaches ?
FRANCIS GOUARD
C'est le Michel... Il est malin, le Michel.
Ils se recouchent dans l'herbe. Francis l'embrasse dans le cou, et
elle glousse un peu, puis se redresse légèrement.
BERTHE DOLLÉ
Fais attention, y a la gosse.
Elle s'assoit. Francis s'assoit à son tour.
FRANCIS GOUARD
Qui c'est, cette gosse ?
BERTHE DOLLÉ
C'est la Paulette, la bonne amie à Michel.
FRANCIS GOUARD
Il est malin, le Michel.
BERTHE DOLLÉ
Oh, oui ! Il est malin !
On entend, dans le lointain, des bruits d'explosion. Francis et
Berthe s'arrête de flirter pour écouter les explosions.
FRANCIS GOUARD
Cinq... Six...
BERTHE DOLLÉ
C'est pas loin, c'est le pont.
Les explosions continuent. Francis soupire.
FRANCIS GOUARD
J'ai pas de veine, ils me suivent !
Michel apparaît au sommet de la colline, portant quelque chose
grossièrement emballé dans du journal.
MICHEL DOLLÉ
Alors ? Y a plus d'amour ?... Elle est là, Paulette ?
BERTHE DOLLÉ
Tu parles si elle est là !
FRANCIS GOUARD
Allez ! Barrez-vous, les gosses !
Michel se dirige vers Paulette, assise dans l'herbe au pied d'un
buisson. Paulette se relève.
MICHEL DOLLÉ
Tu les as, les poussins ?
Paulette tâte les poussins, sous sa robe.
PAULETTE
Oui. Là.
Ils se mettent en marche, s'éloignant de Francis et Berthe.
MICHEL DOLLÉ
Regarde ce que j'ai, moi.
Il déballe son journal et montre à Paulette les trois croix du
corbillard. Paulette examine une des croix. Michel semble très
fier de lui. Mais Paulette, elle, semble déçue.
PAULETTE
Oh !... Elles sont vilaines.
Elle rend la croix à Michel, qui la remballe, l'air déçu.
MICHEL DOLLÉ
T'es jamais contente.
Fondu au noir.
PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
Le corbillard s'approche de l'église, où les cloches sont en train
de sonner. Devant le corbillard, un enfant de choeur portant un
grand crucifix de métal, et derrière lui, le curé en chasuble
noire, flanqué de deux autres enfants de choeur. Derrière eux, le
corbillard, tiré par un cheval, guidé par un homme à pied.
Derrière le corbillard, la famille Dollé, leurs proches et leurs
amis, tous en deuil. Le curé et les enfants de choeur s'arrêtent
devant la porte l'église, mais le corbillard roule encore deux ou
trois mètres avant de s'arrêter à son tour, de façon à ce que
l'arrière du corbillard soit au niveau du curé.
Raymond rejoint le curé et les enfants de choeur à l'arrière du
corbillard pour sortir le cercueil, mais son père l'arrête et se
tourne vers le curé.
LE PÈRE DOLLÉ
C'est-y bien la peine de le faire entrer ?
LE CURÉ
Ben, voyons !
LE PÈRE DOLLÉ
C'est à cause de la planche du fond. Ce que j'ai bricolé,
vous savez, c'est pas bien solide... Alors, si on est tout
le temps à le mettre, à le sortir, et à le remettre...
LE CURÉ
C'est indispensable.
LE PÈRE DOLLÉ
Bon.
Le curé fait passer les enfants de choeur devant lui et entre dans
l'église. Raymond relève le drap noir qui recouvre le cercueil, de
façon à dégager les poignées... sous l'oeil inquiet de son père !
Un autre homme vient l'aider à tirer le cercueil. Un troisième
homme et une femme prennent les deux autres poignées du cercueil
et ils se dirigent tous les quatre vers l'intérieur de l'église.
Tout le monde les suit, sauf le père Dollé qui s'approche du
corbillard vide et en inspecte le plancher.
Sur la route qui mène à la place de l'église, une cousine de la
famille Dollé, en grand habit de deuil, pédale sur sa bicyclette,
son voile flottant au vent. Une couronne mortuaire est accrochée
sur le guidon de son vélo.
La cousine arrive devant l'église et descend de sa bicyclette,
qu'elle appuie sur la mur de l'église. Elle échange deux bises
bien sonores avec le Père Dollé.
COUSINE DOLLÉ
Oh !... En voilà bien une affaire.
Le Père Dollé hausse légèrement les épaules et regarde la
couronne.
LE PÈRE DOLLÉ
Oh... Fallait pas... fallait pas...
Elle essaie de détacher la couronne du guidon de son vélo.
COUSINE DOLLÉ
C'était la dernière. Alors, il y a écrit « cousine ».
LE PÈRE DOLLÉ
Ça fait rien... ça fait rien.
Il l'aide à détacher la couronne.
COUSINE DOLLÉ
Si ! Ça fait... Si, ça fait...
A deux, ils finissent par détacher la couronne, mais manquent de
flanquer le vélo par terre.
COUSINE DOLLÉ
Attendez...
Sur le ruban de la couronne, il est inscrit : « A notre chère
cousine ». La cousine arrache le « e » final de « cousine ». Elle
donne la lettre arrachée au père Dollé, qui la met dans sa poche.
Elle a l'air satisfaite du « A notre chère cousin » !
COUSINE DOLLÉ
On ne dirait pas qu'il y a la guerre ici... Lui, au moins,
il aura un enterrement de chrétien.
LE PÈRE DOLLÉ
Avec une messe !
La cousine entre dans l'église avec sa couronne à la main.
COUSINE DOLLÉ
Et vous, Joseph ? Vous n'y allez pas ?
LE PÈRE DOLLÉ
Tout de suite... Tout de suite...
Il revient vers le corbillard et ramasse son marteau sur le
plancher.
FONDU ENCHAÎNÉ
ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
Le curé, tournant le dos aux fidèles, est en train de dire la
messe, entouré de ses deux enfants de choeur, dont l'un agite une
clochette.
Sur la galerie qui surplombe la nef, un homme joue de l'harmonium.
Autour de lui, cinq femmes chantent le « Sanctus ».
Plan d'ensemble de la nef de la petite église, qui est bien
remplie.
Paulette est assise à côté de Michel, qui a un brassard noir sur
le bras. Ils chantent tous les deux - ou font semblant de chanter.
La mère Dollé et sa fille Berthe sont assises côte à côte, chacune
avec un voile noir sur le visage.
Les deux hommes, assez âgés, qui portaient le cercueil, ont l'air
très émus. L'un d'eux écrase même une larme, puis s'essuie les
yeux avec son mouchoir.
Plan sur deux autres hommes en deuil, puis sur Renée, qui est tout
habillée en noir, mais sans voile. Elle a l'air tellement absorbée
par ses pensées, qu'elle ne songe même pas à chasser une mouche
qui s'est posée sur son nez.
Raymond, lui aussi, est au bord des larmes.
Paulette et Michel se regardent avec tendresse. Puis ils tournent
leur regard vers le chemin de croix, dont chaque tableau est
surmonté d'une croix. Paulette les montre du doigt.
PAULETTE & MICHEL DOLLÉ (ensembles)
Dix... Onze... Douze...
La mère Dollé se tourne vers eux.
LA MÈRE DOLLÉ
Chut !
MICHEL DOLLÉ
Treize... Quatorze. Seulement, celles-là, elles ne se
dévissent pas.
PAULETTE
Et puis, elles sont pas belles.
Raymond, qui est assis devant eux, se retourne.
RAYMOND DOLLÉ
C'est fini, oui ?
Une clochette retentit. Michel se met à genoux et baisse la tête.
Paulette l'imite, mais sans baisser la tête. Elle lui tape sur
l'épaule et lui montre quelque chose du doigt.
PAULETTE
Regarde...
Il s'agit de la petite croix qui pend au bout d'un chapelet que
tient un fidèle devant eux.
PAULETTE
Ça irait bien pour une abeille.
MICHEL DOLLÉ
Oui, mais ça pique.
PAULETTE
Ça pique, mais, dans le fond, c'est pas méchant.
PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
A travers les montants du corbillard, que le père Dollé est
toujours en train de réparer, on aperçoit un troupeau de vaches,
conduites par Marcelle et Jeanne Gouard. Jeanne éclate de rire et
le père Dollé relève la tête.
JEANNE GOUARD
C'est le corbillard qu'est en panne... comme la chenillette
au Francis.
MARCELLE GOUARD
Rigole pas.
JEANNE GOUARD
Pourquoi je rigolerais pas ?
Le père Dollé regarde les filles Gouard d'un air mécontent. On
entend les cloches des vaches qui s'éloignent. Le père Dollé
descend du corbillard et prend un peu de recul pour inspecter son
corbillard. Et il s'aperçoit de la disparition des croix.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben, ça alors !...
Il grimpe sur une roue pour atteindre le toit du corbillard, et
manipule la tige qui tenait la croix en place. Il redescend et se
met les mains sur les hanches.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben ça, c'est pas banal.
Il réfléchit un instant, puis se dirige vers la porte de l'église.
ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
La porte s'ouvre, et le père Dollé apparaît sur le seuil. Il
enlève son chapeau. Il appelle, à voix haute :
LE PÈRE DOLLÉ
Michel !...
Michel, en grande conversation muette avec Paulette, ne semble
même pas l'entendre.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Michel !... Arrive !...
Le curé, l'air choqué par cette intrusion intempestive, se
retourne vers la porte.
La mère Dollé se tourne vers Michel et lui chuchote d'une vois
néanmoins assez forte :
LA MÈRE DOLLÉ
Ben quoi... fais ce que dit ton père !
Michel de lève et se dirige vers la porte. Le bruit de ses
galoches résonne sur les dalles du sol de l'église. Il trébuche
sur une dalle mal jointe. Arrivé à la porte, il se retourne
brièvement vers l'autel et fait une rapide génuflexion et un signe
de croix. La porte claque derrière lui.
PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
Michel s'avance vers son père, qui, les mains sur les hanches,
regarde le corbillard.
LE PÈRE DOLLÉ
Je t'avais dit de regarder si les croix tenaient bien.
MICHEL DOLLÉ
Ben oui, elles tenaient.
LE PÈRE DOLLÉ
Elles ont foutu le camp. Va voir sur le chemin, si on les a
pas perdues.
Michel semble un peu embarrassé.
MICHEL DOLLÉ
Oh non ! On les a pas perdues. J'aurais bien vu.
LE PÈRE DOLLÉ
Si on les a pas perdues, c'est quelqu'un qui les a
enlevées... Qui que c'est ?... Hmm !...
Michel baisse la tête.
MICHEL DOLLÉ
Ben, je sais pas, moi. C'est peut-être les Gouard...
On entend le son d'une clochette provenant de l'intérieur de
l'église.
MICHEL DOLLÉ
Papa, ça sonne. Faut rentrer pour baisser la tête.
Michel rentre dans l'église. Le père Dollé reste immobile à
regarder longuement son corbillard.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben oui... c'est peut-être bien les Gouard.
Il se dirige, à son tour, vers la porte de l'église.
ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
Michel entre dans l'église, en gardant la tête baissée. Derrière
lui, son père entre à son tour et enlève son chapeau. On entend le
son de la clochette agitée par l'enfant de choeur. Toute
l'assemblée est agenouillée, têtes baissées, même Paulette. Michel
va s'agenouiller près de Paulette, se penche vers elle et
CHUCHOTE :
MICHEL DOLLÉ
Il a vu qu'il y avait plus de croix. Alors, j'ai dit que
c'était les Gouard.
Paulette relève la tête et regarde la grande croix au-dessus de
l'autel. Elle chuchote.
PAULETTE
Oh ! Regarde celle-là !
Michel suit le regarde de Paulette, et affiche un air inquiet.
MICHEL DOLLÉ
Oui, mais c'est celle du curé !
PAULETTE
Elle est belle !
FERME DES GOUARDS - REMISE - INTÉRIEUR JOUR
Remise à bois, encombrée de morceaux de bois de toutes tailles.
Le père et le fils Gouard sont en train de scier un tronc d'arbre.
Le père s'arrête et prend, dans sa poche, une feuille de papier à
cigarettes.
LE PÈRE GOUARD
J'y serais allé, moi, à l'enterrement, si j'avais su que
leur fils était mort.
Il prend du tabac directement dans la poche de sa veste et le
dépose sur la feuille de papier.
FRANCIS GOUARD
Avec ça, que tu le savais pas !
LE PÈRE GOUARD
Ben, ils me l'ont pas dit. C'est égal, ils ont eu du
malheur... Avec qui ils vont rester maintenant ? Le
Raymond, qu'est bon-à-rien.
On entend, dans le lointain, les cloches de l'église qui sonnent
la fin de la messe de funérailles.
FRANCIS GOUARD
Il y a la Berthe. Elle est bonne travailleuse, la Berthe.
LE PÈRE GOUARD
Une pute.
Francis sursaute.
FRANCIS GOUARD
Ben quoi !... Ben sois poli !
LE PÈRE GOUARD
Qu'est-ce qui te prend ? Tu la défends ?
FRANCIS GOUARD
Oui, je la défends.
LE PÈRE GOUARD
T'aurais bien mieux fait de défendre la France, avec tes
chevaux mécaniques.
FRANCIS GOUARD
Oh, la France !... Je peux pas l'épouser, non ?
LE PÈRE GOUARD
Tu vas peut-être bien épouser la Berthe Dollé, hein ?
Il roule lentement sa cigarette.
FRANCIS GOUARD
Ben, peut-être bien, oui...
LE PÈRE GOUARD
Faut être dans la cavalerie à moteur pour être aussi
bouché.
FRANCIS GOUARD
Oui, et bien si tous les chevaux de la cavalerie à moteur,
ils te bottaient le train, c'est peut-être bien toi que ça
déboucherait !
Le père Gouard hausse la voix.
LE PÈRE GOUARD
C'est comme ça que tu parles à ton père ?
Le père lâche sa cigarette et balance, à son fils, une beigne qui
l'envoie valdinguer par terre. Francis se relève aussitôt.
FRANCIS GOUARD
Parfaitement !... Et pis c'est pas fini... Et pis, la
Berthe, je l'épouserai... T'entends ?
CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
Le cimetière est situé juste à côté de l'église.
Le corbillard entre dans le cimetière, précédé par l'enfant de
choeur porteur de la grande croix, du curé et des deux autres
enfants de choeur. Derrière le corbillard, la famille Dollé et
leurs proches.
Délaissant le cortège, Paulette et Michel circulent dans les
allées du cimetière. Ils observent les croix.
Les porteurs posent le cercueil à côté de la fosse destinée à
Georges. Les cloches de l'église sonnent à la volée.
Michel et Paulette continuent à se promener dans les allées du
cimetière.
Le cercueil a maintenant été descendu dans la fosse. Raymond et un
autre homme récupère les cordes qui ont servi à le descendre.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben, v'là tout...
Le curé jette une poignée de terre sur le cercueil.
LE CURÉ
Et maintenant, mes amis, permettez-moi d'adresser quelques
mots à une famille particulièrement éprouvée... A tous,
petits et grands, j'adresse l'expression de ma
douloureuse...
Michel et Paulette inspectent les croix.
MICHEL DOLLÉ
Celle-là, ça irait pour une jument.
PAULETTE
Et là pour un pigeon.
MICHEL DOLLÉ
Un chat.
PAULETTE
Un gros, alors !
Paulette montre du doigt la très haute croix, plantée à côté de
l'église, près de l'entrée du cimetière.
PAULETTE
Et là, pour une « girafle » !
Raymond finit de rouler la corde qui a servi à descendre le
cercueil. Son père, en manche de chemise et une pelle à la main,
remet la terre dans la tombe, tout en parlant au curé
LE PÈRE DOLLÉ
Alors, j'ai dit : forcément, c'est un coup des Gouard.
LE CURÉ
Vous avez des preuves ?
LE PÈRE DOLLÉ
Il nous en veut.
RAYMOND DOLLÉ
Il dit que je suis déserteur.
LE CURÉ
Pourquoi vous en veut-il ?
LA MÈRE DOLLÉ
Il est jaloux.
LE CURÉ
C'est tout de même pas une raison pour avoir volé les croix
du corbillard.
LE PÈRE DOLLÉ
Ouais ! Quand je le réparais tout à l'heure, le corbillard,
il y a ses garces de filles qui sont passées. Et bien,
elles ricanaient.
RAYMOND DOLLÉ
Le Francis, et ben, il est plus déserteur que moi.
LE PÈRE DOLLÉ
J'y crèverai la paillasse, s'il continue. Parce que moi, je
les respecte, les morts.
Plan rapproché sur la terre, pelletée par le père Dollé, qui finit
de combler la tombe. Posée à plat sur le sol, une croix, avec une
plaque, sur laquelle est inscrit : « Georges DOLLÉ, décédé le 15
juin 1940 ». Du pied, Michel fait bouger légèrement la croix.
Paulette et Michel ont l'air fasciné par cette croix.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Et eux, Monsieur le Curé, il les respectent pas.
Le père Dollé pose sa pelle, prend la croix et la plante dans le
sol à l'arrière de la tombe. La mère accroche un petit crucifix
blanc sur la croix.
Fondu au noir.
ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
La nef de l'église. Elle est vide, sauf pour Berthe, à genoux sur
un prie-dieu, et qui égrène son chapelet.
Derrière elle, le confessionnal, dans lequel Michel est à genoux.
Dans le confessionnal. Le curé, derrière sa grille, confesse
Michel.
LE CURÉ
C'était toi, les croix du corbillard ?
MICHEL DOLLÉ
Oui, Monsieur le Curé.
LE CURÉ
Mais pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
Pour faire un cadeau.
LE CURÉ
A qui ?
Michel hésite.
MICHEL DOLLÉ
Je peux pas le dire.
LE CURÉ
Bon. Et bien, tu me les rapporteras. Et puis tu vas me
dire, en sortant d'ici, cinq Pater et cinq Ave. Dis ton
acte de contrition.
MICHEL DOLLÉ
Mon Dieu, j'ai un très grand regret de vous avoir offensé,
car vous êtes infiniment bon, infiniment aimable, et que le
péché vous déplait. Je prends la ferme résolution, par
votre Sainte Grâce, de ne plus vous offenser et de faire
pénitence.
Retour dans Dans l'église. Michel sort du confessionnal, fait un
signe de croix et se dirige, tête baissée, vers un prie-dieu sur
lequel il s'agenouille. Berthe fait un signe de croix, se lève et
va s'agenouiller dans le confessionnal.
Michel commence à réciter son « Notre Père ».
MICHEL DOLLÉ
Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit
sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit
faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui
notre pain quotidien.
Il relève la tête et regarde la grande croix de métal doré au-
dessus de l'autel.
MICHEL DOLLÉ
Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux
qui nous ont offensés.
Il jette un coup d'oeil vers le confessionnal, puis regarde de
nouveau la grande croix.
MICHEL DOLLÉ
Mais ne nous laissez pas succomber à la tentation.
Il regarde de nouveau vers le confessionnal.
MICHEL DOLLÉ
Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
Discrètement, il enlève ses galoches et les pose à côté du prie-
dieu. Puis, pieds nus, il se dirige vers l'autel. Au passage, il
ramasse une chaise dans la nef. Il ouvre la petite porte qui
permet d'accéder à l'arrière de l'autel, jette un dernier coup
d'oeil vers le confessionnal et disparaît derrière l'autel.
Dans le confessionnal, Berthe est en train de se confesser.
BERTHE DOLLÉ
Deux fois, Monsieur le Curé.
LE CURÉ
Ah ! Vous êtes bien toutes les mêmes !
BERTHE DOLLÉ
Mais c'est pour le bon motif.
LE CURÉ
Bien sûr... Bien sûr... Mais vous avez un peu mis la
charrue avant les boeufs.
BERTHE DOLLÉ
Mais puisqu'on va se marier. Seulement voilà. On n'ose pas
leur dire... Avec les parents qu'on a !
LE CURÉ
Ben oui !
BERTHE DOLLÉ
Ben oui... Alors on a pensé que vous pourriez peut-être...
LE CURÉ
Les réconcilier ?
BERTHE DOLLÉ
Comme vous dites...
Retour dans l'église. Michel est maintenant debout sur la chaise
derrière l'autel. Il fait un signe de croix rapide et avance la
main vers la croix posée sur le tabernacle.
Retour dans le confessionnal.
BERTHE DOLLÉ
Mais puisqu'on va se marier...
On entend un bruit de chute provenant de l'église. Le curé
écarquille les yeux.
Retour dans l'église. La croix tombe par terre, entraînant l'un
des candélabres dans sa chute.
Le curé surgit du confessionnal
LE CURÉ
Michel !... Je t'ai vu !
Il avance, à pas rapides, vers l'autel, où il récupère la croix
tombée à terre et la pose sur l'autel. Il a l'air très en colère.
Il contourne l'autel, entre par la petite porte et ressort, tenant
d'une main une chaise cassée et de l'autre l'oreille de Michel. Il
jette la chaise cassée dans un coin.
LE CURÉ
La croix du maître-autel ! T'avais même pas fini ta
pénitence que tu recommençais encore pire !
Il gifle Michel à plusieurs reprises.
LE CURÉ
Prends tes souliers, et fiche-moi le camp !
Berthe est sortie du confessionnal.
BERTHE DOLLÉ
Qu'est-ce qu'il a encore fait ?
LE CURÉ
Ça te regarde pas.
Michel ramasse ses galoches et sort de l'église en courant. Le
curé pousse Berthe dans le confessionnal.
LE CURÉ
Allez, rentre ! On n'a pas fini !
Fondu au noir.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
La mère Dollé a un bout de journal enflammé à la main. Elle prend
une lampe à pétrole sur la cheminée, la pose au milieu de la table
et l'allume. Puis elle souffle sur son papier pour l'éteindre.
LA MÈRE DOLLÉ
Alors, tu lui as parlé, au Gouard ?
Berthe est occupée à coudre et Raymond taille un morceau de bois
avec un grand couteau. Le père Dollé est en train de rouler une
cigarette.
LE PÈRE DOLLÉ
Oui, je lui ai parlé.
Il tend la cigarette à Raymond.
LE PÈRE DOLLÉ
Tiens...
Tout en parlant, il craque une allumette pour allumer la cigarette
de Raymond.
LE PÈRE DOLLÉ
Oui, j'y ai dit : « Alors, tu voles les croix de corbillard
maintenant ?» Y m'a dit : « Quelles croix de
corbillard ? » Alors j'y ai dit : « Fais pas le malin. »
La mère rit en écoutant son mari.
LE PÈRE DOLLÉ
Alors y m'a dit : « Dollé, pour les croix de corbillard, je
te jure sur la tombe de ma femme. »
RAYMOND DOLLÉ
Ben, elle est belle à voir, la tombe de sa femme !
Le père commence à rouler une autre cigarette.
LE PÈRE DOLLÉ
Ben, laisse-moi faire. C'est ce que j'y ai dit... J'y ai
dit : « La tombe de ta femme, t'as pas le droit d'en
parler. C'est pas une tombe, c'est un taudis... Tu peux
bien jurer tout ce que tu veux sur la tombe de ta femme, tu
ferais mieux de la nettoyer. »
La mère continue à rire.
RAYMOND DOLLÉ
Et toc !...
La sculpture, sur laquelle Raymond est en train de travailler,
représente, de façon assez grossière, le fuselage d'un avion.
LA MÈRE DOLLÉ
Et d'abord, pourquoi ils sont pas venus à l'enterrement ?
C'est une preuve, ça !
Elle s'assoit. Derrière elle, Renée essuie des assiettes avant de
les ranger. Le père se sert un verre de vin, puis allume sa
cigarette.
BERTHE DOLLÉ
On leur avait pas dit.
On entend Francis qui joue de la trompette.
LA MÈRE DOLLÉ
Ils le savaient pas, peut-être ?
BERTHE DOLLÉ
Ils le savaient peut-être, mais on leur avait pas dit.
Après plusieurs essais infructueux, Francis joue « l'extinction
des feux ». Tous se sont arrêtés pour écouter la musique, mais
seule Berthe semble l'apprécier : elle bouge doucement la tête en
mesure. Francis s'arrête de jouer.
RAYMOND DOLLÉ
Mais, il nous fait suer... avec son clairon.
BERTHE DOLLÉ
C'est pas un clairon, c'est une trompette.
RAYMOND DOLLÉ
Trompette ou clairon, c'est quand même un déserteur.
Dans un coin isolé de la salle, en contrebas de deux petites
marches, Michel et Paulette sont allongés par terre. Michel tient
un porte-plume dans sa main, et un encrier est posé à côté de lui.
Il lit le mot qu'il est en train d'écrire sur une petite fiche en
carton.
MICHEL DOLLÉ
Pou... ssin..
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Moi, j'ai décidé. Les Gouard, ça existe plus.
Michel a découpé d'autres morceaux de carton, sur lesquels il a
inscrit des noms d'animaux. Il tend à Paulette la fiche qu'il
vient de terminer.
PAULETTE
Il en faut deux, puisqu'il y a deux tombes.
Gros plan sur les fiches déjà remplies. On peut lire : « Jock,
chien », « Verre de terre », « Grillon », « Tope »
BERTHE DOLLÉ (voix off)
Qu'est que ça veut dire que les Gouard existent plus ?
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Parce que j'ai décidé comme ça.
LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
Réponds pas à ton père !
Paulette regarde, sur le plancher, la progression d'un cafard.
PAULETTE
Oh !... Comment ça s'appelle ?
MICHEL DOLLÉ
Un cafard.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Je te dis : Y a plus de Gouard. Et... et... va te
coucher !...
Paulette essaie d'attraper le cafard.
PAULETTE
Ça pique ?
MICHEL DOLLÉ
Non, mais ça pue !
Michel lève son porte-plume au-dessus du cafard. Avec le porte-
plume levé, plume vers le bas, il dessine des spirales autour du
cafard, en imitant le bruit d'un avion. Il l'abat finalement sur
le cafard, qu'il transperce.
MICHEL DOLLÉ
Bahoum !...
Paulette semble très choquée par ce que vient de faire Michel.
Elle se met à pleurnicher.
PAULETTE
Faut pas les tuer !
MICHEL DOLLÉ
C'est pas moi, c'est une bombe... T'es folle ?
Paulette se cache la tête dans les bras et se met à pleurer.
PAULETTE
Faut pas les tuer ! Faut pas les tuer ! Faut pas les tuer !
MICHEL DOLLÉ
Faut bien qu'ils soient morts pour qu'on les enterre.
PAULETTE
Je te parle plus.
Michel a un sourire très doux vers Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Andouille !
PAULETTE
Et puis d'abord, tu m'avais promis la croix du curé.
Michel ne sourit plus.
MICHEL DOLLÉ
Oh ben, t'es pas juste !
Michel prend, dans sa poche, une main de poupée et chatouille le
bras de Paulette avec. Elle relève la tête.
PAULETTE
J'en veux pas...
Elle remet la tête dans ses bras. Puis, un court instant après,
elle la relève.
PAULETTE
Qu'est-ce que c'est ?
MICHEL DOLLÉ
Une main de poupée.
PAULETTE
J'en veux pas.
Elle remet la tête dans ses bras. On entend de nouveau la
trompette de Francis.
MICHEL DOLLÉ
Si c'est pour des croix que tu fais la tête... Oh là là !
Au son de la trompette, Raymond lève la tête.
RAYMOND DOLLÉ
Ce con-là ! Il nous ferait bien repérer par les avions !
Le père lève les yeux, réfléchit un instant, puis se lève et se
dirige vers les enfants.
LE PÈRE DOLLÉ
Allez, les gosses, au lit.
Il ouvre la fenêtre et ferme les volets.
Les enfants se lèvent. Michel ramasse son matériel. Paulette
brosse sa robe et se dirige vers le père Dollé. Elle lui met les
bras autour du cou et l'embrasse sur la joue.
PAULETTE
Bonsoir, Monsieur Dollé.
LE PÈRE DOLLÉ
Bonsoir, mon lapin.
Elle s'approche de Raymond et l'embrasse.
PAULETTE
Bonsoir, Monsieur Raymond.
Il sourit et, par les cheveux, la ramène vers lui pour
l'embrasser.
Michel met les petits cartons dans sa poche, et pose la bouteille
d'encre sur la table.
Paulette se dirige vers la mère Dollé.
PAULETTE
Bonsoir, Madame Dollé.
LA MÈRE DOLLÉ
Bonsoir, mon Jésus.
Paulette embrasse la mère Dollé.
Michel prend la lampe et commence à monter l'escalier. Il semble
être jaloux de toutes ces effusions.
PAULETTE
Bonsoir, Madame Berthe.
Elle embrasse Berthe.
BERTHE DOLLÉ
Bonsoir.
Elle monte l'escalier. Michel l'attend, assis sur une marche en
haut de l'escalier, la lampe à la main.
PAULETTE
Qu'est-ce que tu fais ?
MICHEL DOLLÉ
Je t'attends. T'as fini d'embrasser tout le monde ?
Elle s'assoit à côté de lui sur la marche de l'escalier.
PAULETTE
Tu veux que je t'embrasse ?
MICHEL DOLLÉ
T'es pas gentille.
PAULETTE
Pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
Ce que tu m'as dit pour la croix du curé.
PAULETTE
Ben, tu me l'as pas donnée.
MICHEL DOLLÉ
J'ai essayé. J'ai reçu des tartes.
Il montre sa joue du doigt.
MICHEL DOLLÉ
Ici, les tartes... Embrasse-moi dessus.
Paulette l'embrasse sur la joue.
MICHEL DOLLÉ
Mieux que ça !
Elle l'embrasse de nouveau.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
J'ai dit au lit ! Fini de se sucer la pomme !
MICHEL DOLLÉ
Je viens.
Les deux enfants se lèvent et finissent de monter l'escalier.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Paulette s'assoit sur le lit et enlève ses chaussures.
PAULETTE
Moi, je connais un endroit où il y en a, des croix.
MICHEL DOLLÉ
Où ça ?
PAULETTE
Au cimetière.
Michel semble abasourdi par la réponse de Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Oh ben ! T'as pas peur !
PAULETTE
Pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
Et si les morts, ils me tirent par les pieds ?
Paulette se cache sous sa couverture.
PAULETTE
Je ne veux pas.
On entend la voix furieuse du père qui appelle Michel.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Tu veux que je monte ?
MICHEL DOLLÉ
Je descends.
Michel soulève la couverture et dit, très gentiment.
MICHEL DOLLÉ
C'était pour rire... Les morts, c'est pas méchant.
PAULETTE
Ah !
MICHEL DOLLÉ
Oui.
Fondu enchaîné.
FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR NUIT
Berthe et Francis sont couchés dans le foin. Francis a la tête
posée sur le ventre de Berthe.
FRANCIS GOUARD
Dis donc... Qu'est-ce que ça veut dire, ça : « La charrue
avant les boeufs » ?
BERTHE DOLLÉ
Ben, c'est ce qu'on faisait maintenant.
FRANCIS GOUARD
Ah, je savais pas que ça s'appelait comme ça.
Elle se recouche dans le foin, l'air satisfait. Tout à coup, on
entend un bruit insolite.
BERTHE DOLLÉ
Chut !...
Berthe se redresse et regarde vers le haut de la grange.
En haut de la grange, une petite porte s'ouvre, laissant
apparaître Michel et Paulette.
Francis se cache dans le foin. Berthe le recouvre complètement,
faisant aussi tomber pas mal de foin sur elle-même.
Michel et Paulette sont près de l'échelle, prêts à descendre en
bas de la grange.
MICHEL DOLLÉ
On va prendre la brouette.
PAULETTE
Pourquoi ?
MICHEL DOLLÉ
Des croix ?... Plein une brouette, je te dis.
Il commence à descendre, suivi de Paulette. On entend des avions
qui se rapprochent. Une lueur illumine la grange. Les enfants
continuent néanmoins à descendre.
PAULETTE
J'ai peur.
MICHEL DOLLÉ
C'est une fusée. Ferme les yeux.
Paulette ferme les yeux.
PAULETTE
J'y vois rien pour descendre si je ferme les yeux.
Berthe est à moitié cachée dans le foin. Elle reboutonne le devant
de sa robe. Michel arrive en bas de l'échelle. Berthe semble aussi
étonnée de voir Michel que Michel de voir Berthe.
BERTHE DOLLÉ
Qu'est-ce que vous faites là ?
MICHEL DOLLÉ
Ben... et toi ?
BERTHE DOLLÉ
Ça te regarde ?
MICHEL DOLLÉ
Je peux prendre la brouette ?
Michel passe devant sa soeur, et, en se penchant pour prendre la
brouette, il aperçoit les pieds de Francis qui dépassent du foin.
Il en attrape un, qui se rétracte aussitôt dans le foin.
MICHEL DOLLÉ
Ah bon !...
BERTHE DOLLÉ
Quoi... Bon ?
MICHEL DOLLÉ
Rien.
Michel prend la brouette et se dirige vers la porte de la grange,
suivi de Paulette, qui se tourne, un court instant, vers Berthe.
BERTHE DOLLÉ
En voilà une heure pour une brouette
MICHEL DOLLÉ
On va aux escargots !
Fondu au noir.
CHEMIN CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR NUIT
On entend encore des avions, et la scène est régulièrement
éclairée par des lueurs venant du ciel.
Michel avance le plus vite qu'il peut en poussant la brouette
lourdement chargée. Paulette trottine à ses côtés. Dans la
brouette, il y a plein de croix, avec, sur le dessus, la croix de
Georges Dollé, ainsi que la petite croix blanche que la mère Dollé
avait fixé dessus. Paulette semble inquiète.
PAULETTE
T'as pas peur ?
MICHEL DOLLÉ
Non. Et toi ?
PAULETTE
Non. Tu veux que je te chante ?
MICHEL DOLLÉ
Si tu veux.
Le ciel est constellé de lumières provenant des fusées envoyées
par les avions. Paulette chante en tenant le bras de Michel. Elle
est visiblement effrayée, mais, ne voulant pas montrer sa peur,
elle chante avec d'autant plus d'ardeur.
PAULETTE
Compère Guilleri, te laisseras-tu mourir ? On lui banda la
jambe, et le bras lui remit, Carabi ! Les dames de
l'hôpital sont arrivées au bruit, Carabi, toto Carabo.
Compère Guilleri, te laisseras-tu mourir ?
Les bruits de bombes se rapprochent. Paulette lâche le bras de
Michel et s'accroupit par terre.
PAULETTE
Faut se coucher par terre.
MICHEL DOLLÉ
Penses-tu ? Ils peuvent pas nous voir ! Allez, vite !
Il accélère le pas.
PAULETTE
On a perdu une croix.
MICHEL DOLLÉ
Ça fait rien, on en avait de trop !
Les enfants se mettent à courir, sous la lumière blafarde des
fusées éclairantes.
Fondu au noir.
FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Le père Gouard verse de l'eau chaude d'une casserole dans un bol,
puis il se dirige vers un meuble près de la fenêtre. Il pose le
bol sur le meuble, trempe son blaireau dans l'eau et le frotte sur
un pain de savon à barbe. Il se rapproche de la fenêtre, et va
pour appliquer la mousse sur sa joue, lorsqu'il est interpelé par
les aboiements du chien. Il regarde par la fenêtre.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Renée, tout habillée de noir, sort de la ferme en attachant un
ruban dans les cheveux de Paulette. Puis Raymond sort, suivi de sa
mère. Ils sont, tous deux, aussi, habillés de noir. La mère porte
un bouquet de fleur et une binette. Raymond ramasse, au passage,
un arrosoir et un râteau.
LA MÈRE DOLLÉ
Il les aimait bien, les marguerites.
Berthe sort à son tour, elle aussi en grand deuil et les bras
chargés de fleurs. Puis vient Michel et enfin, le père, en costume
noir, qui sort le dernier et ferme la porte à clef. Il tient une
petite binette à la main.
RAYMOND DOLLÉ
On va lui faire un beau petit jardin, sur sa tombe.
LA MÈRE DOLLÉ
C'est le premier dimanche qu'on va à la messe sans lui.
Le père envoie valdinguer le chapeau que Raymond porte sur la
tête. Il s'agit du chapeau que Raymond avait récupéré après
l'exode. Raymond rattrape le chapeau au vol.
LE PÈRE DOLLÉ
Enlève ça. Allez, en route !
Ils font quelques pas, puis Michel s'arrête brusquement, et dit,
d'une voix très décidée.
MICHEL DOLLÉ
Je veux pas y aller, moi, au cimetière !
Son père lui donne une gifle.
LE PÈRE DOLLÉ
Prends toujours ça !
Berthe lui colle dans les main un pot de fleurs, fait d'une boîte
de conserve.
BERTHE DOLLÉ
Et ça !
LA MÈRE DOLLÉ
Et filez !
Michel se met en marche à contre-coeur. Paulette lui court après et
lui donne le bras. Ils traversent la cour de la ferme.
FERME DES GOUARD - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR
Le père Gouard a suivi toute la scène précédente de sa fenêtre. Il
se retourne.
LE PÈRE GOUARD
Jeanne !
JEANNE GOUARD (voix off)
Quoi ?
LE PÈRE GOUARD
Va couper des fleurs.
JEANNE GOUARD (voix off)
Pourquoi ?
LE PÈRE GOUARD
Fais ce que je te dis : va couper des fleurs ! Et
grouille !
Il revient vers son miroir pour étaler la mousse sur son visage.
LE PÈRE GOUARD
Ils sont pas les seuls à avoir un défunt.
CHEMIN CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
On entend la cloche de l'église qui appelle les fidèles à la
messe.
Gros plan sur une petite croix d'ivoire posée sur le chemin. Il
s'agit de la petite croix que la mère Dollé avait accrochée sur la
grande croix de la tombe de son fils, et aussi de la croix qui
était tombée de la brouette des enfants.
La famille Dollé s'approche de la croix. Le père la regarde, très
surpris.
LE PÈRE DOLLÉ
Bon Dieu ! Mais c'est la croix de Georges !
Il la ramasse pour l'examiner, mais la mère la lui prend des main.
LA MÈRE DOLLÉ
Bien sûr que c'est elle ! Y a encore le prix derrière.
LE PÈRE DOLLÉ
Ça, c'est pas banal !
LA MÈRE DOLLÉ
Elle est pas venue ici toute seule !
LE PÈRE DOLLÉ
Ça, c'est signé !
BERTHE DOLLÉ
Quoi, signé ?
LA MÈRE DOLLÉ
Ça, c'est une preuve !
BERTHE DOLLÉ
Une preuve de quoi ?
LE PÈRE DOLLÉ
Elle a raison : c'est une preuve !
Le père Dollé se remet en marche en accélérant le pas, suivi par
toute sa famille.
Michel suit un peu en retrait avec Paulette. Il baisse la tête.
D'un seul coup, il s'arrête net.
MICHEL DOLLÉ
J'y vais pas.
Il se retourne, prêt à rebrousser chemin, lorsqu'il aperçoit la
famille Gouard, qui arrive à grands pas derrière lui. Michel prend
la main de Paulette et se remet rapidement en marche.
MICHEL DOLLÉ
Vite, v'là les Gouard !
Les Gouards marchent, eux aussi, très vite. Le père Gouard porte
une binette sur l'épaule, Jeanne un arrosoir et des fleurs,
Marcelle un pot de fleurs. Francis, en bretelles, porte son veston
sur le bras.
LE PÈRE GOUARD
Un taudis, qu'il a dit !
JEANNE GOUARD
Elle sera plus belle que la leur.
CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
Les Dollé traversent le cimetière à grandes enjambées vers la
tombe de Georges. La croix n'est plus là.
LA MÈRE DOLLÉ
Oh !... Y a plus de croix !
Michel pose le pot de fleurs par terre. Paulette s'accroupit et
met sa main dans le trou marquant l'emplacement de la croix
manquante.
PAULETTE
Y a un trou ! Elle y est plus !
LE PÈRE DOLLÉ
Nom de Dieu !... Regarde !...
Il bondit vers une tombe sur laquelle est plantée une croix de
bois avec l'inscription : « Ici repose Amélie GOUARD - 1898-
1938 ». Il pose son chapeau sur une croix voisine, puis il saisit
la croix à deux mains, et la casse en deux au ras du sol. La
partie supérieure tombe à terre. Tourné vers sa famille, il ne
voit pas les Gouard arriver derrière lui. Il ramasse la croix,
déplante la partie encore en terre, puis, sur son genou, il se met
en devoir de casser la croix en plusieurs morceaux. La croix se
brise et la plaque métallique, qui l'ornait, vole en l'air.
Derrière lui, la famille Gouard est restée pétrifiée, seul le père
Gouard vient vers lui.
La mère Dollé, qui, elle, voit le père Gouard juste derrière son
mari maintenant, tente de lui faire des signes muets pour
l'avertir.
D'un coup de pied, le père Dollé envoie la croix voler dans les
airs.
Berthe, ses fleurs à la main, part en courant vers l'église. Sa
mère essaie toujours, par des signes muets, de prévenir son mari
de la présence du père Gouard dans son dos.
Le père Dollé se retourne et voit enfin son voisin, le chapeau à
la main. Il ramasse le sien et le remet sur sa tête, le père
Gouard en fait autant. Ce dernier donne une violente bourrade au
père Dollé, qui manque perdre l'équilibre et perd son chapeau. Le
père Dollé donne une violent bourrade à son voisin, qui perd son
chapeau. Le père Gouard revient vers le père Dollé, le prend par
le col, et le fait reculer lentement.
LE PÈRE GOUARD
Salaud !... Vampire !... Salaud !...
LE PÈRE DOLLÉ
Landru !...
Sous la poussée du père Gouard, le père Dollé recule de plus en
plus vite.
La famille Gouard est toujours pétrifiée à l'entrée du cimetière.
Francis mord le bord de son chapeau.
Le père Gouard continue à pousser son adversaire devant lui. Ils
finissent par tomber, tous les deux, dans une fosse fraîchement
creusée. Les deux familles accourent, et s'alignent, chacune d'un
côté de la fosse.
FRANCIS GOUARD
Ah !... vous avez bonne mine, tous les deux !
LA MÈRE DOLLÉ
Tu t'es-t'y fait mal ?
JEANNE GOUARD
Et toi, le père ?
LA MÈRE DOLLÉ
Et ben, répondez, quoi !
On entend les coups et les grognements des deux combattants.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Oui !... Tiens !...
LE PÈRE GOUARD (voix off)
Houlà ! La vache !
LA MÈRE DOLLÉ
Joseph ! Méfie-toi, il est mauvais !
JEANNE GOUARD
Le lâche pas !
FRANCIS GOUARD
Allez, c'est pas un endroit pour se battre !
RAYMOND DOLLÉ
Je voudrais bien savoir où tu t'es battu, toi, déserteur !
FRANCIS GOUARD
Oh, mais... déserteur, toi même !
RAYMOND DOLLÉ
Je suis pas déserteur, je suis réformé... Moi, j'ai
l'albumine.
FRANCIS GOUARD
L'albumine !...
Francis, d'un coup de main, fait voler le chapeau de Raymond.
Berthe, tenant toujours ses fleurs à la main, arrive en courant,
suivie du curé, qui porte encore son aube et son étole.
Les deux familles se retournent vers le curé.
Au fond du trou, les deux hommes continuent à se battre.
Les familles s'écartent légèrement pour laisser passer le curé,
qui se penche, l'air très mécontent.
LE CURÉ
C'est fini, non ?
Les bruits de bagarre continuent. Comme le curé est penché, le bas
de son étole est au niveau des yeux de Paulette accroupie. Elle
semble fascinée par les deux belles croix brodées qui ornent
l'étole, qu'elle touche délicatement.
LE CURÉ
Des pères de famille ! Vous n'avez pas honte ?
Dans le trou, les deux hommes se tiennent toujours par le col.
LE PÈRE GOUARD
Monsieur le Curé, il m'a cassé la croix d'Amélie !
LE PÈRE DOLLÉ
Monsieur le Curé, il m'a volé les deux croix de Georges !
LE PÈRE GOUARD
C'est pas vrai : je vole pas les morts, moi !
LE PÈRE DOLLÉ
Si c'est pas toi, qui c'est, alors, ?
LE CURÉ
Vous n'avez pas honte !... Non, Dollé, c'est pas lui. Je le
connais, celui qui s'amuse à voler les croix.
Derrière le curé, Michel s'éloigne le plus discrètement possible.
Paulette le regarde partir en hochant la main, avec un air de
« Ben dis donc, qu'est-ce que vas prendre ! »
LE CURÉ
Il a déjà essayé de voler la croix du maître-autel !
Michel se sauve en courant à travers les tombes
LE CURÉ (voix off)
Michel !... Michel !... Viens ici !
Michel court de plus en plus vite.
Les têtes des deux combattants, soudain calmés, émergent du haut
de la fosse. Ils sont échevelés et ils ont le col en bataille.
LA MÈRE DOLLÉ
Michel !... Michel !...
LE PÈRE DOLLÉ (hurlant)
Michel !...
Michel sort du cimetière en courant. Les membres des deux
familles, accompagnés du curé, se lancent à sa poursuite. Sauf les
deux pères, coincés dans la fosse, et Paulette, qui regarde toute
cette agitation avec une certaine indifférence.
VOIX DIVERSES
Michel !... Michel !... Michel !... Viens ici !...
Michel !...
LA MÈRE DOLLÉ
Michel !... Viens ici !... Qu'est-ce que tu as fais ?...
Regarde ce que tu nous fais, hein !...
Le père Gouard fait la courte échelle à son voisin, qui sort de la
fosse et rejoint, en courant, les poursuivants de Michel.
LE PÈRE GOUARD
Ben !... Et moi !...
Il essaie désespérément de sortir de la fosse.
LE PÈRE GOUARD
Bande de fumiers !
Paulette continue à regarder, sans bouger, les gens qui sortent en
courant du cimetière.
FONDU ENCHAÎNÉ
MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
Les croix du cimetière sont plantées dans le sol de terre battue
du vieux moulin. Certaines croix sont décorées de fleurs. Sur
chaque croix, soit fixées sur croix, soit posées au pied de la
croix, l'une des « étiquettes » rédigées par Michel et portant le
nom du « défunt » : « Jock, chien », « Tope », « Poussin »,
« Verre de terre », « Papillon », « Rouge-gorge », etc. Michel,
assis par terre, face à « son cimetière », contemple son oeuvre
avec un certain orgueil. Il s'essuie les mains avec des feuilles,
prend une pomme et mord dedans.
Fondu au noir
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
La mère Dollé est en train de se déshabiller. Elle jette son jupon
sur le lit de Georges, sur lequel il n'y a plus ni drap, ni
couverture, et se retrouve en combinaison. Assis à table, et
éclairés par une lampe à pétrole, le père en train d'écrire et
Renée est en train de lire.
LA MÈRE DOLLÉ
S'il est pas rentré, c'est qu'il a peur de toi.
LE PÈRE DOLLÉ
Il a pas tort.
La mère Dollé s'est assise sur son lit et enlève ses bas.
LA MÈRE DOLLÉ
Fais-y pas de mal.
LE PÈRE DOLLÉ
Je ne peux pas lui en faire du mal, je ne sais pas où il
est !
Le père se cure les dents avec un morceau d'allumette, puis
crachote un coup.
Raymond, déjà couché, joue avec l'avion qu'il s'est fabriqué. Il
finit de clouer l'hélice.
Renée tourne une page de son livre, et, très absorbée par sa
lecture, ne se rend plus compte de ce qu'il se passe autour
d'elle. Elle se bouche même les oreilles pour être certaine de
bien s'isoler de sa famille.
Le père se verse un verre de vin, et le regarde pensivement avant
de le boire.
Raymond souffle sur l'hélice de son avion, mais celle-ci ne bouge
pas.
Le père boit la moitié de son verre.
Raymond fait tourner l'hélice avec le morceau de métal qui lui a
servi à la clouer.
Le père fait naviguer un peu le vin dans sa bouche avant de
l'avaler. Il hoche la tête, conscient de la faiblesse
intellectuelle de son fils. Il finit son verre de vin, se lève un
peu brusquement, et immédiatement porte les mains sur ses reins.
LE PÈRE DOLLÉ
Ouh !...
LA MÈRE DOLLÉ
T'as toujours mal ?
LE PÈRE DOLLÉ
Mais, Bon Dieu... mais qu'est-ce qu'il a bien pu foutre de
quatorze croix ? Je comprends pas.
La mère se glisse dans son lit. Le père Dollé s'approche de Renée.
LE PÈRE DOLLÉ
Allez, toi, va te coucher.
RENÉE DOLLÉ
Oh, laisse-moi finir.
Le père Dollé regarde le livre, qui n'est pas en très bon état, et
dont les pages ont tendance à se détacher.
LE PÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce que c'est ?
RENÉE DOLLÉ
Je sais pas, mais c'est beau !... Ah !...
Elle râle parce que le père, en lui rendant le livre, l'a quelque
peu malmené. Le père remet sa casquette sur sa tête. Il prend la
lampe-tempête pour sortir.
LA MÈRE DOLLÉ
Quatorze ?... Quatorze ?...
LE PÈRE DOLLÉ
Quatorze. J'ai refait le compte avec le curé... Et encore,
je dis même pas celle du Georges.
Il pose la lampe sur la table et compte sur ses doigts.
LE PÈRE DOLLÉ
Tiens... Il y a les Galuchet, un... les Brillon, deux... la
veuve Contrat, trois...
Raymond imite son père et compte aussi sur ses doigts.
RAYMOND DOLLÉ
Celle des Gouard.
LE PÈRE DOLLÉ
Oui, celle des...
Il se tourne vers Raymond.
LE PÈRE DOLLÉ
Ta gueule !
LA MÈRE DOLLÉ
Qu'est-ce ça va nous coûter ?
RAYMOND DOLLÉ
Oh, c'est pas compliqué... Celle de Georges faisait deux
cent cinquante francs... Deux cent cinquante multiplié par
quatorze...
Derrière la fenêtre, on distingue le visage de Michel qui regarde
à l'intérieur de la ferme.
RAYMOND DOLLÉ
Je pose quatorze et je retiens...
Dans son lit, Raymond essaie de calculer mentalement, mais n'y
arrive visiblement pas.
LE PÈRE DOLLÉ
T'as jamais su... Attends seulement que je le retrouve.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR NUIT
Michel, derrière la fenêtre, regarde ce qui se passe dans la
ferme, et voit son père se diriger vers la porte. Entendant la
porte s'ouvrir, Michel s'éloigne en courant. Le père sort de la
ferme et regarde autour de lui. Mais il ne voit rien et n'entend
que le chant des grenouilles.
FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR NUIT
Michel entre précipitamment dans la grange, et grimpe rapidement à
l'échelle. Arrivé en haut de l'échelle, il ouvre la petite porte
qui communique avec le grenier.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Par la grange, Michel entre dans la « chambre de Paulette ». Il
chuchote.
MICHEL DOLLÉ
Paulette !... Paulette !...
Michel s'aperçoit que le lit est vide. Il tend l'oreille, et
entendant des voix, il descend quelques marches de l'escalier.
A travers les barreaux verticaux qui longe l'escalier, il aperçoit
Renée toujours assise à table en train de lire. Il entend aussi la
voix de Berthe venant de juste en-dessous de l'escalier. Il tourne
la tête, puis se rapproche des barreaux.
BERTHE DOLLÉ (voix off)
Pourquoi tu veux pas ?... Tu vas me le dire... Hein ?...
A travers les barreaux, Michel voit Berthe qui embrasse Paulette
et l'assoit sur un lit.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
Michel se colle le visage entre les barreaux pour mieux suivre ce
qui se passe.
BERTHE DOLLÉ
Et puisque tu le sais, dis-le moi.
Paulette regarde Berthe en pleurnichant.
PAULETTE
Non ! Je le sais pas.
BERTHE DOLLÉ
Mais si, tu le sais, ton nez remue.
Paulette se prend le nez entre les doigts.
PAULETTE
Pourquoi ?
BERTHE DOLLÉ
Quand il remue, c'est qu'on a menti.
Paulette semble un peu inquiète.
PAULETTE
Ah ?...
BERTHE DOLLÉ
Tu te rends compte de ce qu'il a fait, Michel ? Voler la
croix de son frère !... Tu crois que c'est beau, ça ?
Berthe s'agenouille au pied du lit. Paulette se met à pleurer,
tout en continuant à se tripoter le nez.
PAULETTE
Non.
BERTHE DOLLÉ
Je te demande pas de pleurer, je te demande où elles
sont... Mais à quoi ça vous sert, des croix ? C'est pas des
jouets !
PAULETTE
Non, c'est pas des jouets...
Berthe lui pousse la main avec laquelle elle tient son nez.
BERTHE DOLLÉ
Écoute... Tiens pas ton nez... Monsieur Dollé, il te tapera
dessus jusqu'à ce que tu aies le derrière tout noir. Alors,
t'as qu'à me le dire à moi... J'irai les chercher et
personne ne vous dira rien... C'est pas mieux comme ça ?
A travers les barreaux, Michel mime le mot « Non ».
PAULETTE
Oui.
BERTHE DOLLÉ
Tu vois... Où elles sont ?
PAULETTE
Je ne sais pas.
Le ton de Berthe se durcit.
BERTHE DOLLÉ
Ben alors, pourquoi vous êtes venus prendre la brouette
dans la grange ?... Je vais lui dire, moi, à Monsieur
Dollé.
MICHEL DOLLÉ
Tu lui diras quoi, à Monsieur Dollé ?
Berthe et Paulette lève la tête vers le haut de l'escalier.
Paulette sourit, mais Berthe semble un peu surprise.
BERTHE DOLLÉ
Ah ! Te voilà, toi !
Elle se lève.
MICHEL DOLLÉ
Et moi aussi je vais lui dire.
BERTHE DOLLÉ
Tu lui diras quoi ?
MICHEL DOLLÉ
Avec qui que t'étais dans la grange.
Berthe semble un peu mal à son aise, tout à coup.
BERTHE DOLLÉ
Menteur.
MICHEL DOLLÉ
Menteuse.
BERTHE DOLLÉ
Je l'appelle ?
MICHEL DOLLÉ
Vas-y !
Le père Dollé rentre dans la pièce et tire le verrou de la porte.
Berthe se tourne vers Michel, et prend un ton doucereux pour
DIRE :
BERTHE DOLLÉ
Fais pas le malin.
Michel grimpe rapidement en haut de l'escalier.
Le père Dollé pose sa lampe sur une petite table.
LE PÈRE DOLLÉ (à Renée)
J'ai dit : « Au lit ! »
Renée se lève précipitamment de la table, son livre à la main. Son
père la pousse vers son lit. A la lumière de la bougie posée près
du lit, Renée continue à lire, tout en se déshabillant. Le père se
tourne vers Berthe qui tient Paulette dans ses bras.
LE PÈRE DOLLÉ
J'ai tout bouclé. Si jamais il vient taper cette nuit, mine
de rien, tu le fais rentrer et tu m'appelles... Compris ?
On voit furtivement Michel qui observe la scène entre deux
barreaux de l'escalier. Berthe, qui se sait observée et écoutée,
prend un ton faussement enjoué pour répondre
BERTHE DOLLÉ
Oui, papa.
Le père Dollé regarde Paulette dans les bras de Berthe.
LE PÈRE DOLLÉ
Elle n'a rien dit ?
BERTHE DOLLÉ
Non.
Berthe pose Paulette par terre. Celle-ci ne quitte pas le père
Dollé des yeux. Berthe embrasse Paulette.
BERTHE DOLLÉ
Bonsoir, mon Jésus.
Berthe pousse Paulette à s'éloigner d'elle. Le père s'approche de
la bougie qui éclaire le livre de Renée, et la souffle.
LE PÈRE DOLLÉ
La lumière, c'est pas fait pour lire.
La scène est tout à coup plongée dans l'obscurité complète.
RENÉE DOLLÉ
J'y vois rien à me déshabiller.
Le père Dollé ricane.
LE PÈRE DOLLÉ
Oh, pour ce que t'as à montrer.
Paulette commence à monter deux marches de l'escalier et s'arrête
pour regarder Raymond, allongé dans son lit au pied de l'escalier.
PAULETTE
Bonsoir, Monsieur Raymond.
RAYMOND DOLLÉ
Je te dirai bonsoir quand vous aurez rendu les croix.
Paulette regarde un instant autour d'elle, puis, comprenant
qu'elle n'est plus aussi aimée qu'auparavant, elle reprend sa
marche dans l'escalier.
FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
Michel attend Paulette, qui gravit les dernières marches.
MICHEL DOLLÉ
Tu viens... On y va.
PAULETTE
Où ça ?
MICHEL DOLLÉ
Au cimetière.
PAULETTE
Oh non ! Pas maintenant, il fait noir.
MICHEL DOLLÉ
Et puis d'abord, il a tout bouclé. On ira demain.
PAULETTE
Il est beau ?
MICHEL DOLLÉ
Ah !... S'il est beau ! Y a toutes les croix... et les
étiquettes.
PAULETTE
Raconte-moi.
Michel entraîne Paulette loin de l'escalier, de peur qu'on les
entende.
MICHEL DOLLÉ
J'ai mis des cailloux. Y a toutes les bêtes... et puis des
fleurs... Y a des assiettes cassées... des escargots.
Paulette rit. On entend du bruit venant d'en bas. Michel se
précipite vers la petite porte qui mène à la grange. Mais avant de
sortir, il lui chuchote :
MICHEL DOLLÉ
Je vais me coucher dans la grange.
Michel referme la porte. Paulette semble très heureuse et elle se
jette toute habillée sur son lit. Elle se glisse sous la
couverture sans même enlever ses chaussures.
Fondu au noir
FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR JOUR
On entend le chant du coq. Michel dort dans le foin, enveloppé
dans un sac à blé. Paulette s'approche de lui et lui chatouille
l'oreille avec une paille. Il se réveille et se frotte les yeux.
MICHEL DOLLÉ
Tiens, tu es là ?
Il se lève, et s'assoit dans le foin à côté de Paulette.
PAULETTE
Bonjour.
MICHEL DOLLÉ
Bonjour... Allez... on y va.
PAULETTE
Où ça ?
MICHEL DOLLÉ
Ben, voir le cimetière.
PAULETTE
J'ai faim.
Michel sort une pomme de sa poche et la tend à Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Tiens.
Paulette prend la pomme et la sent. Puis elle la remet dans la
main de Michel.
PAULETTE
J'aime pas les pommes.
MICHEL DOLLÉ
J'ai pas autre chose.
PAULETTE
Je veux du café au lait.
Michel se lève, l'air un peu agacé.
MICHEL DOLLÉ
Oh, ben, t'es pas commode !
FERME DES DOLLÉ ET DES GOUARDS - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
On voit les deux fermes voisines, et, au loin, une voiture qui
s'approche et finit pas s'arrêter.
Dans la cour des Gouard, Francis regarde la voiture et semble très
inquiet. Il entre rapidement chez lui.
Près du ruisseau, Raymond est en train de puiser de l'eau. Lui
aussi voit la voiture s'arrêter, et il semble un peu intrigué.
Sur le chemin qui mène aux deux fermes, deux gendarmes marchent
vers les bâtiments.
Raymond, son broc à la main court vers la ferme.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
Le père, debout près de la table, est en train d'essuyer un verre.
La mère essuie autre chose derrière lui. Berthe est assise à
table, et Renée est debout derrière elle
La porte vers l'extérieur est grande ouverte, et Raymond entre en
RIGOLANT :
RAYMOND DOLLÉ
Ça y est, les Gouard ont porté plainte !
Le père se tourne vers lui.
LE PÈRE DOLLÉ
Ça te fait rigoler, toi ? Et les croix, hein ?... C'est toi
qui les paieras ?
Il donne une gifle à Raymond, puis sort sur le pas de la porte. La
mère et Renée le rejoignent. Le père se tourne vers sa femme.
LE PÈRE DOLLÉ
Et ce cochon qui est même pas rentré !
Berthe est maintenant debout près de la table.
BERTHE DOLLÉ
Il est pas loin.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu pouvais pas le dire.
BERTHE DOLLÉ
Tu me l'as pas demandé.
Le père se met à crier :
LE PÈRE DOLLÉ
Michel !... Michel !...
Il s'éloigne dans la cour.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Les deux gendarmes traversent la passerelle et s'approchent de la
ferme Dollé.
FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
La mère Dollé rentre dans la pièce, suivie de Renée.
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Michel !...
La mère arrange sa coiffure. Elle semble très nerveuse.
FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR JOUR
LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
Michel !...
Michel regarde par la lucarne et revient vers Paulette.
MICHEL DOLLÉ
Merde, v'là les gendarmes !
PAULETTE
Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ?
Paulette prend un sac a blé, et se le met sur le dos en
frissonnant.
MICHEL DOLLÉ
Je sais pas... Y a qu'à rien leur dire... Tu jures ?
PAULETTE
Oui.
MICHEL DOLLÉ
Non. Dis : « Je jure » !
PAULETTE
Je jure.
MICHEL DOLLÉ
Bon, moi aussi, je dis « Je jure ». Croix en bois, croix en
fer, celui qui ment, y va en Enfer.
Il tend la main et crache par terre, puis se retourne vers la
lucarne.
Le père Dollé ouvre la porte de la grange.
LE PÈRE DOLLÉ
Michel !...
Il se dirige vers son fils.
LE PÈRE DOLLÉ
Saligaud, t'as gagné, v'là les gendarmes.
Il grimpe sur le tas de foin, sur lequel Michel et Paulette sont
serrés l'un contre l'autre, près de la lucarne.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu vas dire où elles sont, ces croix ?
Il trébuche sur un manche de fourche caché dans le foin et s'étale
dans le foin. Il se relève, jette la fourche loin de lui et se
dirige vers Michel.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu le diras, hein ?
Il essaie d'attraper Michel, qui lui échappe. Paulette se met à
pleurer.
LE PÈRE DOLLÉ
Tête de cochon, tu vas le dire où elles sont, ces croix,
hein ?
Il réussit à attraper Michel et le secoue.
LE PÈRE DOLLÉ
Hein ?...
MICHEL DOLLÉ
Non, je le dirai pas.
Le père jette son fils dans le foin.
LE PÈRE DOLLÉ
Alors, tu finiras en prison !
Michel se relève.
MICHEL DOLLÉ
Oui, j'aime mieux !
Alors que Michel essaie de se sauver, le père l'attrape par un
pied et le fait trébucher. Il le secoue dans tous les sens et lui
donne des baffes.
LE PÈRE DOLLÉ
Quatorze croix ! Mais, Bon Dieu de Bon Dieu, mais qu'est-ce
que t'avais à foutre de quatorze croix, hein ?
Il le soulève comme s'il s'agissait d'une plume et le jette par
terre.
LE PÈRE DOLLÉ
Oh !... Quatorze croix !... Quatorze milles coups de pied
au cul, oui ! Hein ?...
Michel commence à grimper à l'échelle, et son père lui donne un
grand coup de pied dans le derrière. Puis il l'attrape par une
jambe et le jette par terre, où il le frappe.
Paulette se caresse la joue, comme elle le fait chaque fois
qu'elle est perturbée.
MICHEL DOLLÉ (voix off)
Aïe !... Aïe !... Aïe !...
On entend les bruits de la raclée que prend Michel. Paulette
pleure doucement, tout en se frottant la joue.
MICHEL DOLLÉ (voix off)
Aïe !... Aïe !... Aïe !... Aïe !...
Paulette suit la punition des yeux et se met à pleurnicher.
PAULETTE
Michel !... Michel !... Michel !...
La porte s'ouvre et la mère apparaît. Elle semble apaisée, et même
joyeuse.
LA MÈRE DOLLÉ
Joseph !... Joseph !... Hé, laisse-le !
Michel saute du haut du la grange, pendant que son père descend
plus prudemment par l'échelle.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu vois bien que je suis occupé.
Comme sa mère est devant la porte, Michel ne peut pas se sauver
comme il l'escomptait et son père le rattrape.
La mère s'approche de son mari.
LA MÈRE DOLLÉ
Hé, laisse-le. C'est pas pour ça qu'ils sont venus.
La mère détache Michel des mains de son père.
LA MÈRE DOLLÉ
C'est pour Paulette.
Elle se dirige pour Paulette, toujours pleurnichant contre le mur
avec son sac sur les épaules.
LE PÈRE DOLLÉ
Paulette ?
LA MÈRE DOLLÉ
Mais oui, ils viennent la chercher.
Elle prend Paulette pour l'emmener avec elle. Paulette résiste.
PAULETTE
Je veux pas !... Je veux pas !... Je veux pas y aller !...
La mère emmène Paulette avec elle.
LA MÈRE DOLLÉ
Allez, viens, toi !
Paulette continue à pleurnicher et à pleurer, pendant que la mère
l'entraîne vers la porte de la grange.
PAULETTE
Je veux pas y aller ! Je veux pas y aller ! Je veux pas y
aller !
Michel réalise, tout à coup, ce qui se passe.
MICHEL DOLLÉ
Je veux pas qu'on l'emmène.
LE PÈRE DOLLÉ
On te demande rien.
Il repousse son fils
LA MÈRE DOLLÉ
Mais ils vont pas lui faire du mal. C'est pour l'amener à
l'orphelinat avec les petites filles.
PAULETTE
Je veux pas y aller.
MICHEL DOLLÉ
Elle ira pas à l'orphelinat.
LA MÈRE DOLLÉ
On ne peut tout de même pas la garder.
Le père, toujours en colère contre son fils, le foudroie du
regard.
LE PÈRE DOLLÉ
Parce que c'est toi qui commandes, oui ?
Il se tourne vers Paulette et sa voix se fait plus douce.
LE PÈRE DOLLÉ
Faut pas avoir peur, va... Ils sont gentils.
Alors que son père, sa mère et Paulette sont à la porte de la
grange, Michel se rapproche d'eux, et dit, d'une voix plus calme :
MICHEL DOLLÉ
Et si je te dis où elles sont, tu la gardes ?
Son père et sa mère s'arrêtent et se tournent vers lui.
LE PÈRE DOLLÉ
Ça n'a rien à voir.
MICHEL DOLLÉ
Et ben, tu le sauras jamais. T'entends ? Jamais.
LE PÈRE DOLLÉ
Je m'occuperai de toi après.
MICHEL DOLLÉ
C'est pas comme ça que tu les auras !
LA MÈRE DOLLÉ
Et comment alors ?
MICHEL DOLLÉ
Y a qu'à la garder... Si elle reste, on rendra les croix,
et puis on demandera pardon à tout le monde. Et puis elle
ira au catéchisme, et puis à l'école, et elle aidera à la
maison.
LA MÈRE DOLLÉ
Et puis, à la fin, vous vous marierez !
LE PÈRE DOLLÉ
Alors dis-le où elles sont.
MICHEL DOLLÉ
T'as pas promis.
LE PÈRE DOLLÉ
Bon... Ben... Ça va, dis-le... Alors, dis-le où elles sont.
PAULETTE
Dis-le, Michel.
MICHEL DOLLÉ
Elles sont au moulin.
LE PÈRE DOLLÉ
Au moulin ?
LA MÈRE DOLLÉ
Mais pourquoi au moulin ?
MICHEL DOLLÉ
T'as qu'à venir avec moi.
Michel ouvre la porte pour sortir, mais il bute dans son frère
Raymond, qui entre suivi des deux gendarmes, qui saluent le père
Dollé. Le père leur rend un vague salut. Michel recule. Un des
gendarmes se penche vers Paulette.
LA MÈRE DOLLÉ
Ben... la voilà, ce pauvre petit chou.
UN GENDARME
Bonjour, ma petite fille.
PAULETTE
Non !
UN GENDARME
Comment t'appelles-tu ?
PAULETTE
Non !
UN GENDARME
Comment elle s'appelle ?
LA MÈRE DOLLÉ
Nous, on l'appelle Paulette, tout simplement.
UN GENDARME
Ah !...
(A PAULETTE)
Ton papa et ta maman, ils ont été tués par les
bombardements ?
PAULETTE
Non !
UN GENDARME
Ben, alors, quoi ?
LE PÈRE DOLLÉ
C'est elle qui nous l'a dit.
La mère se penche vers Paulette.
LA MÈRE DOLLÉ
Comment non ? Mais rappelle-toi bien, mon poulet.
LE PÈRE DOLLÉ
Ayez pas peur, ça va lui revenir.
UN GENDARME
Elle a peut-être été commotionnée.
Le gendarme essaie de prendre Paulette par le menton. Dans un
premier temps, elle tend le menton, puis elle se recule.
LE PÈRE DOLLÉ
Comme vous dites, oui.
UN GENDARME
On n'a même pas son nom.
LA MÈRE DOLLÉ
A moi, elle va le dire.
Elle se penche vers Paulette.
LA MÈRE DOLLÉ
Tu t'appelles Paulette comment ?... Hein ?... Paulette
comment ?...
PAULETTE
Dollé.
LA MÈRE DOLLÉ
Dollé !... Ben, elle dit qu'elle s'appelle Dollé
maintenant !
PAULETTE
Je veux m'appeler comme Michel.
RAYMOND DOLLÉ
C'est bien ça, les gosses.
UN GENDARME
Ça manque d'éléments.
LE PÈRE DOLLÉ
Mais vous allez la prendre quand même ?
UN GENDARME
On la passera à la Croix-Rouge.
Le père Dollé se penche vers Paulette.
LE PÈRE DOLLÉ
Ah, tu vois, tu vas faire une belle promenade avec ces
messieurs.
LA MÈRE DOLLÉ
Et en automobile encore...
LE PÈRE DOLLÉ
Ah !...
Un gendarme sort un livret de sa poche et le pose sur un tonneau.
Michel semble ne pas vouloir croire ce qu'il voit.
UN GENDARME
Allez... vous signez là, Monsieur Dollé.
Il tend son crayon au père Dollé. Ce dernier, machinalement, le
mouille avec sa bouche avant d'écrire. Au moment où son père va
signer, Michel explose.
MICHEL DOLLÉ
T'as pas le droit, t'as promis.
LE PÈRE DOLLÉ
D'abord, j'ai pas promis... Et puis d'abord, ta gueule !
MICHEL DOLLÉ
Menteur !
UN GENDARME
C'est comme ça que tu parles à ton père ?
MICHEL DOLLÉ
Oui, il m'avait dit qu'on la garderait si je lui disais
où... où sont les croix.
LE PÈRE DOLLÉ
Tu vas te taire ?
Michel lève machinalement le bras, comme pour éviter la baffe
qu'il sent imminente.
MICHEL DOLLÉ
Et ben, tu les auras pas, tes croix !
Michel sort en courant de la grange. Le gendarme le regarde
partir, un peu intrigué.
UN GENDARME
Quelles croix ?
LE PÈRE DOLLÉ
Des croix ?... Pfff !...
Il hausse les épaules et signe.
FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
Michel saute une barrière à l'extrémité de la cour, et part en
courant à travers champs.
MOULIN - EXTÉRIEUR JOUR
Michel entre en courant dans le moulin.
MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
Michel commence à arracher les croix, qu'il jette dans un coin
près de la fenêtre, qui donne sur la rivière.
Installé sur sa poutre, près de son nid, le hibou le regarde, un
peu indifférent.
Michel continue à arracher les croix et à les empiler près de la
fenêtre. Arrivé à la tombe du chien de Paulette, il décroche une
croix plus belle que les autres, attachée sur la croix
rudimentaire que Michel avait fabriqué avec un bout de bois et du
fil de fer. Cette croix ouvragée a été réalisée avec du fil de fer
torsadé sur lequel des petites perles ont été enfilées. Puis il
décroche aussi, très délicatement, le bracelet cassé de Paulette,
qui, lui aussi, orne la croix rudimentaire. Il le regarde un
instant, puis le met dans sa poche. Il s'approche de la la
fenêtre, qui est en fait un grand trou dans la maçonnerie du
bâtiment, la véritable fenêtre ayant disparu depuis longtemps. Il
prend toutes les croix empilées et les jette dans la rivière, où
elle s'éloignent, emportées pas le courant. Puis, tenant toujours
la croix ouvragée dans sa main, il court vers l'échelle qui monte
vers la charpente du moulin. Il grimpe à toute vitesse.
Arrivée dans la charpente, il s'arrête, car il vient d'entendre le
bruit d'un moteur de voiture. Il a les larmes aux yeux. Par la
fenêtre, on aperçoit le nuage de poussière laissée par ce que l'on
devine être la voiture des gendarmes qui emmènent Paulette. Il
regarde, une dernière fois, la croix ouvragée, et la jette
rageusement dans la rivière avec les autres. Il ne lui reste plus
que le bracelet.
Il s'approche du hibou, et lui montre le bracelet.
MICHEL DOLLÉ
Tiens, garde-le cent ans.
Le hibou cligne des yeux. Puis Michel suspend le bracelet sur une
cheville qui dépasse d'une poutre, au-dessus de la tête du hibou,
qui regarde, un peu intrigué, cet objet brillant. Michel le
caresse et le hibou ferme les yeux.
HALL DE LA CROIX-ROUGE - INTÉRIEUR JOUR
Une femme assez âgée fait boire un petit chat dans un bol. La
femme se retourne pour prendre un autre bol que lui tend une
religieuse (qui porte l'uniforme d'époque des soeurs de Saint-
Vincent de Paul). La femme boit dans un bol et le chat dans
l'autre.
Autour de la vieille femme, on aperçoit la foule des réfugiés,
ainsi que les bénévoles civils ou religieux. Le décor, avec les
piliers qui supportent des croisées d'ogive, nous indique que nous
sommes dans un établissement religieux, église ou cloître.
Une religieuse marche à travers la foule, une étiquette à la main,
et un dossier sous l'autre bras. Elle cherche visiblement
quelqu'un. Elle finit par s'approcher de Paulette, assise sur un
banc. La petite fille a l'air totalement absente. La religieuse
lui accroche l'étiquette autour du cou, à l'aide d'un cordon.
LA RELIGIEUSE
Voilà ! Il faudra bien la garder.
Paulette ne regarde même pas la religieuse. Elle a le regard
absent, fixé dans le vide. La religieuse sort de sa poche une
petite barre de chocolat, qu'elle donne à Paulette, qui la prend
machinalement, mais ne cherche même pas à la manger.
LA RELIGIEUSE
Tiens.
Arrive une femme très distinguée, tailleur élégant et collier de
perles. C'est visiblement une femme du monde, qui oeuvre en tant
que bénévole pour la Croix-Rouge.
DAME BÉNÉVOLE CROIX-ROUGE
Ah ! Elle a fini par vous dire son nom, ma soeur ?
Gros plan sur l'étiquette pendue autour du cou de Paulette. Il y
EST INSCRIT :
CROIX-ROUGE FRANÇAISE
CONVOIS DE MALADES
OU D'ENFANTS ISOLÉS
Date : 20 juin - N° d'ordre : 2608
Centre départ : Mérimont ?? (mot illisible)
NOM : DOLLÉ
Prénom : Paulette - Age : 5 ans
Destination : Clermont Ferrand
LA RELIGIEUSE
Et puis tu verras, ma petite...
La religieuse lit le nom écrit sur l'étiquette.
LA RELIGIEUSE
...Paulette... tu verras comme tu seras bien... Tu seras
avec tout plein de petites filles comme toi, qui ont eu
beaucoup de malheur, mais, toutes ensembles, vous serez
quand même bien contentes...
Paulette, le regard toujours fixé dans le vide, ne semble pas
écouter la religieuse qui lui parle, ne cherchant même pas à
comprendre ce qu'elle lui dit.
La religieuse ramasse son dossier et se relève pour partir
s'occuper d'autres réfugiés.
LA RELIGIEUSE
Surtout, ne bouge pas... Sois sage...
La religieuse s'éloigne. Paulette regarde, d'un air absent, les
gens qui l'entourent. Tout à coup, on entend une voix de femme,
plus forte que le brouhaha ambiant.
UNE FEMME (voix off)
Michel !... Michel !...
Paulette tourne la tête vers la voix.
Au milieu de la foule, on voit une femme, qui était assise, se
lever et appeler :
UNE FEMME
Michel !...
Paulette se lève, tenant toujours sa barre de chocolat à la main.
Elle dit, d'une voix de plus en plus sanglotante :
PAULETTE
Michel !... Michel !... Michel !... Michel !... Michel !...
Michel !...
Elle se faufile au milieu des réfugiés et se dirige vers l'endroit
d'où provenait la voix.
PAULETTE
Michel !... Michel !...
Elle finit par retrouver la femme, en train de serrer dans ses
bras le « Michel » qu'elle cherchait.
Paulette murmure alors :
PAULETTE
Maman !... Maman !...
Elle part en courant à travers le hall de la Croix-Rouge, tenant
toujours sa barre de chocolat à la main, et se faufilant au milieu
de la foule des réfugiés, vers une destination inconnue, tout en
CRIANT :
PAULETTE
Michel !... Michel !... Michel !...
Le mot « FIN » apparaît en lettre blanches sur la foule des
réfugiés, filmée en plongée.
Fondu au noir et musique du film.
NOTE
Ceci marque la fin de la version la plus courante du film. La
scène qui suit, comme l'était déjà la première scène du film, a
été coupée dans de nombreuses copies projetées de nos jours. Cette
scène se déroule d'ailleurs dans le même décor, et avec les mêmes
personnages que dans la première scène, dont elle est, en fait, la
suite. Dans cette version « originale », Le mot « FIN » ne
s'inscrit pas sur l'écran, et on passe directement à la scène
suivante.
ILOT BOISÉ - EXTÉRIEUR JOUR
Le petit garçon, qui ressemble à Michel, referme le livre, pendant
que la petite fille, qui ressemble à Paulette, pleure à chaudes
larmes. Les deux enfants sont toujours assis sur le même tronc
d'arbre que pendant la première scène du film. Michel essaie de
rouvrir le livre, mais Paulette l'en empêche.
MICHEL DOLLÉ
Faut pas pleurer comme ça, c'est une histoire, c'est pas
vrai.
PAULETTE
Mais les histoires aussi c'est vrai !
MICHEL DOLLÉ
Mais c'est pas fini, attends que je te lise la fin...
Michel rouvre le livre à la dernière page, qu'il cache pour que
Paulette ne voit pas qu'il s'agit, en fait, d'une page blanche. Il
improvise donc le texte qu'il fait semblant de lire, tout en
suivant une ligne imaginaire avec son doigt.
MICHEL DOLLÉ
Paulette a retrouvé Michel, ils se sont sauvés tous les
deux, il se sont cachés et on ne les a pas retrouvés.
Il ferme prestement le livre et constate, avec satisfaction, que
Paulette ne pleure plus. Elle s'essuie les yeux.
PAULETTE
Et si on leur disait de venir avec nous... ici, dans notre
île.
Michel balaie du regard le paysage qui l'entoure.
MICHEL DOLLÉ
Oui... Elle est assez grande pour quatre : elle a mille
kilomètres.
PAULETTE
Et puis on les aimera, tu veux bien ?
MICHEL DOLLÉ
Oui, je veux bien. Je vais leur écrire.
PAULETTE
Dis leur le chemin pour venir. Ils n'ont qu'à suivre la
mère canard et les canetons. Dis-leur qu'ici, personne
pourra leur faire de mal... Dis-leur qu'on les attend...
Dis-leur qu'ils viennent...
Michel sourit à Paulette, se penche sur elle, l'embrasse sur la
joue et lui caresse les cheveux. Puis il se lève. Paulette ramasse
son panier, et se lève à son tour, aidée par Michel, qui la tient
par la main.
La caméra s'éloigne des enfants, découvrant la rivière, sur
laquelle nage une famille de canards. Paulette prend du pain dans
son panier et le jette aux canards. Puis elle se tourne vers
Michel.
Les deux enfants marchent sur le tronc d'arbre, se dirigeant vers
la rive, Michel tenant Paulette par la main, et la guidant pour
lui éviter de tomber. Une fois arrivés sur la rive, ils
s'éloignent en courant.
Le mot « FIN » s'inscrit sur la rivière et le tronc d'arbre
couché.
Fondu au noir et musique du film.
NOTE
Ceci marque la fin de la version « originale » du film.
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