UN SINGE EN HIVER (1962)
D'après le roman de Antoine BLONDIN
Adaptation : François BOYER
Scénario : François BOYER & Henri VERNEUIL
Dialogues : Michel AUDIARD
LOGO DE « UFA COMACICO »
Le logo de « UFA Comacico » représente un éléphant de cirque
devant un rideau de scène. Il lève la patte et la trompe, et il
barrit.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'une portion déserte de la plage. Une ponton en béton part
de la plage et s'avance dans la mer. Un soldat allemand, en tenue
de guerre, marche sur le ponton en direction de la mer.
Le générique apparaît en lettres blanches majuscules. Les noms des
acteurs et des techniciens sont inscrits dans de petits cadres
noirs, juste à la taille des noms. Ces cadres sont légèrement
transparents, ce qui permet de voir le décor sous le cadre.
En bordure de plage, un escalier remonte de la plage. Un officier
allemand remonte cet escalier. Suite du générique.
Plan d'ensemble de la plage avec un grand mur de pierre en premier
plan. Au loin, un groupe de soldats allemands marchent le long de
la mer, venant vers nous. Suite du générique.
Autre plan d'ensemble de la plage, vu de la promenade du bord de
plage. Deux soldats allemands discutent devant une barrière
amovible, qui barre le début de la route côtière. En bas de la
rampe qui mène vers la plage, un motocycliste, sur sa moto,
discute avec un autre soldat allemand à pied. La moto démarre et
remonte vers la promenade. La moto sort du champ sur la droite.
Suite du générique.
La moto roule sur la route côtière le long de la plage. En
contrebas, le groupe de soldats continue à marcher le long de la
mer. Au loin, sur la corniche, on aperçoit des maisons normandes
typiques. La moto sort du champ vers la gauche, et les soldats
vers la droite. Suite du générique.
Autre plan d'ensemble. Au premier plan, un soldat allemand monte
la garde devant une barrière qui interdit l'accès à la plage. Sur
la droite du soldat, le dos de la rangée de cabines de plage. Plus
loin, deux autres soldats discutent devant une autre barrière.
Dans le lointain, la corniche avec les maisons dessus. Une voiture
longe les barrières, se dirigeant vers la corniche. Travelling sur
la droite. Collé sur le côté de la première cabine de la rangée,
nous voyons une affiche représentant des soldats allemands en
uniforme de guerre. Sur l'affiche est écrit : « Avec tes camarades
Européens, sous le signe SS, tu vaincras ! » Le travelling
continue à se déplacer vers la droite. Devant la rangée de
cabines, nous découvrons la promenade de bord de mer. Au fond,
derrière la dernière cabine de la rangée, quatre soldats allemands
montent la garde devant une barrière amovible. Le travelling
s'arrête. Suite du générique.
Plan de demi-ensemble de la plage. Le groupe de soldats allemands
marchent à la queue-leu-leu le long de la mer. Suite du générique.
Une jolie maison normande en bordure de mer. Elle est de taille
assez imposante. Travelling sur la droite montrant l'entrée du
village. Suite du générique.
Une ambulance, suivie d'une moto avec side-car et deux soldats à
bord, entre dans le village par la route côtière. Sur le bord de
la route, un panneau sur lequel est inscrit : « Tigreville ». Une
moto double l'ambulance.
Contrechamp de la route côtière, qui monte vers le village. La
moto roule vers nous, précédant l'ambulance, elle-même précédée
par une autre moto avec side-car. Sur le bord de la route, un
crucifix de grande hauteur. Suite du générique.
Plan général de la plage, vue du haut de la corniche, avec
quelques toits de maison en premier plan. On aperçoit le groupe de
soldats allemands, semblable, à cette distance, à un petit groupe
de fourmis.
Fin du générique.
BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble de l'escalier un peu rustique qui monte vers une
grande bâtisse isolée au sommet d'une colline déserte, près de la
mer et légèrement en dehors du village. Il s'agit d'un bar dit
« chinois », en fait une maison « de rendez-vous ». Une jeune
femme en imperméable monte l'escalier. A côté de l'escalier, une
tour métallique supporte un bloc de sirènes.
Contrechamp sur la femme qui monte l'escalier. En contrebas, des
voitures militaires et des soldats allemands. La femme est
Georgina, la « tenancière » du bar.
BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR
Plan moyen sur la porte d'entrée qui s'ouvre et Georgina qui
entre. Elle referme la porte derrière elle. Dans le petit couloir
menant au bar, elle croise un officier allemand, qui la salue.
Elle lui dit deux ou trois mots en allemand et lui sourit.
L'officier sort et referme la porte derrière lui. Georgina
remarque un casque colonial accroché sur un porte-manteau, fait
une petite moue d'agacement et se dirige vers le bar en enlevant
ses gants.
La décoration de la salle de bar est assez conventionnelle. Seuls
quelques éléments donne une touche un peu asiatique à
l'établissement, comme les lustres chinois qui pendent du plafond,
ou la fresque qui couvre tout le mur derrière le bar.
Il n'y a que deux clients assis devant le bar : Albert Quentin et
Lucien Esnault. Ils sont en train de boire, et sont déjà
passablement éméchés. Les deux hommes paraissent dans la
quarantaine. En fait, les deux acteurs, Jean Gabin et Paul
Frankeur, ont été artificiellement rajeunis par les maquilleuses,
de façon à paraître environ quinze ans plus jeunes que leur âge
réel.
ALBERT QUENTIN
Matelot Esnault Lucien, veuillez armer la jonque, on
appareille dans cinq minutes.
LUCIEN ESNAULT
C'est parti.
Il salue et se lève avec une certaine difficulté, traverse la
pièce et se dirige, avec une démarche mal assurée, vers une jonque
posée sur une étagère. Cette jonque est un modèle réduit de taille
assez importante, mesurant environ 70 centimètres de la proue à la
poupe. Il la prend et vient la poser sur le comptoir du bar.
LUCIEN ESNAULT
Voilà !
Le « zinc » du comptoir forme un creux avec un rebord, tout autour
du comptoir, d'environ cinq centimètres de hauteur. Albert prend
un pichet publicitaire « Marie Brizard », et commence à verser de
l'eau dans le creux du comptoir. Lucien prend un autre pichet et
en fait autant de l'autre côté de la jonque. Georgina, qui vient
d'enlever son imperméable, s'approche d'eux et ne semble pas ravie
de voir ce qu'ils sont en train de faire.
GEORGINA
Albert !
Elle parle avec un léger accent étranger.
GEORGINA
Oh, je vous en prie, vous n'allez pas encore tout me
saloper comme l'autre fois !
ALBERT QUENTIN
Madame, le droit de navigation sur le Yang-Tsé-Kiang nous
est formellement reconnu par la convention du 3 août 1885.
Contesteriez-vous la chose ?
D'un revers de main, il fait tomber les trois bouteilles vide qui
étaient sur le comptoir.
GEORGINA
Je ne conteste rien, je vous demande simplement de ne pas
tout me casser comme l'autre jour.
Albert se retourne vers elle. Lucien aussi se retourne, mais plus
lentement, et le regard un peu vague, alors qu'Albert, malgré
qu'il soit visiblement ivre, garde le regard alerte.
ALBERT QUENTIN
Ohhh mais pardon ! L'autre jour les hommes de Sun-Yat-Sen
ont voulu jouer aux cons. Heureusement que j'ai brisé la
révolte dans l'oeuf. Sans barbarie inutile d'ailleurs. On
n'a coupé que les mauvaises têtes, le matelot Esnault peut
témoigner.
Il le désigne du doigt, et Lucien lève une main hésitante comme
pour prêter serment.
LUCIEN ESNAULT
Sur l'honneur !
Albert contourne le comptoir.
ALBERT QUENTIN
Bon. Nous allons donc poursuivre notre mission
civilisatrice.
Il est maintenant derrière le comptoir.
ALBERT QUENTIN
Et d'abord je vais vous donner les dernières instructions
de l'amiral Guépratte, rectifiées par le quartier-maître
Quentin ici présent. Voilà... L'intention de l'amiral
serait que nous percions un canal souterrain qui relirait
le Wang-Hu au Yang-Tsé-Kiang !
Du doigt, il désigne le fleuve dessiné sur la fresque murale
derrière lui.
Lucien essaie de répéter le mot « Yang-Tsé-Kiang », mais sa
bouche, empâtée par l'alcool, a du mal à prononcer un mot aussi
compliqué. Georgina le regarde en souriant.
LUCIEN ESNAULT
Bon !
ALBERT QUENTIN
Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que Wang-Hu
veut dire dire fleuve jaune et Yang-Tse-Kiang, fleuve bleu.
Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l'aspect
grandiose du mélange ? Un fleuve vert ! Vert comme les
forêts, comme l'espérance. Matelot Esnault, nous allons
repeindre l'Asie, lui donner une couleur tendre, nous
allons installer le printemps dans ce pays de merde !
Il s'énerve un peu sur les derniers mots et désigne, de nouveau,
la fresque murale du doigt.
Georgina sort de la salle du bar.
GEORGINA
Bon, je vois que vous êtes raisonnables, je vous laisse.
J'ai des clients à servir, moi !
Albert sort de derrière le comptoir et crie :
ALBERT QUENTIN
Hé !... Dites donc, l'indigène ! Un peu de tact, hein !
Il la suit dans la salle voisine.
ALBERT QUENTIN
Parlons d'autre chose... parce qu'on les connaît vos
clients, la Wehrmacht polissonne et le Feldwebel
escaladeur ! Hein !
Il s'est approché de l'escalier que Georgina a commencé à monter.
Du doigt, il désigne le haut de l'escalier. Lucien l'a suivi.
Gergina se retourne, un peu effrayée. De la main, elle lui fait
signe de baisser le ton.
ALBERT QUENTIN
Et puis merde, je vous raconterai plus rien, là !
Il retourne vers le bar.
GEORGINA
Chhhhut ! Albert ! Vous fâchez pas !
Albert revient un peu sur ses pas.
ALBERT QUENTIN
Vous fâchez pas, vous fâchez pas... Mais, nom de Dieu de
bordel, je vous offre des rivières tricolores, des
montagnes de fleurs et des temples sacrés, et vous me
transformez tout ça en maison de passe ! Vous plantez votre
Babylone normande dans ma mer de Chine. Alors... Matelot
Esnault !
Lucien salue Albert.
LUCIEN ESNAULT
Oui Chef !
ALBERT QUENTIN
Reprenez le village ! Où sont les grenades que je les
dégoupille ?
Il revient vers le bar, suivi par Lucien. Georgina, toujours
plantée sur les premières marches de l'escalier, les regarde avec
un peu d'inquiétude.
Albert ramasse une bouteille de vin sur une table. Lucien en
ramasse une autre. Albert s'approche du bar et enlève le bouchon
de sa bouteille avec les dents, comme s'il s'agissait de la
goupille d'une grenade. Lucien en fait autant avec une autre
bouteille. Les deux hommes s'apprêtent à lancer les bouteilles
contre la fresque murale.
GEORGINA (criant en voix off)
Monsieur Quentin !...
Elle s'approche des deux hommes, qui se retournent.
GEORGINA
Calmez-vous ! Je vous demande pardon.
Sa voix se fait suppliante et elle joint les mains. Albert enlève
le bouchon qu'il avait gardé coincé entre les dents.
ALBERT QUENTIN
Une reddition ? Soit. La main de fer dans le gant de
velours. Matelot, à vos pagaies !
Il se rassoit au comptoir, Lucien l'imite.
LUCIEN ESNAULT
Oui Chef !
Ils versent chacun du vin dans leur verre à partir la bouteille
qu'ils ont en main. Ils posent leurs bouteilles respectives, puis
se mettent à boire. Lucien se lève avec difficulté, et, en
titubant, tend les mains vers la jonque sur le comptoir. Albert
l'observe.
ALBERT QUENTIN
Attention aux roches ! Et surtout attention aux mirages !
Le Yang-Tsé-Kiang n'est pas un fleuve, c'est une avenue,
une avenue de cinq milles kilomètres qui dégringole du
Tibet pour finir dans la mer jaune...
Albert a soulevé la jonque du bar avec délicatesse et lenteur.
ALBERT QUENTIN
... avec des jonques et puis des sampans de chaque côté.
Puis au milieu, il y a des... des tourbillons d'îles
flottantes avec des orchidées hautes comme les arbres. Le
Yang-Tsé-Kiang, camarade, c'est des millions de mètres
cubes d'or et de fleurs qui descendent vers Nankin. Puis
avec, tout le long, des villes-pontons où on peut tout
acheter... des... alcool de riz... la religion, puis les
garces et l'opium.
Il se tourne vers Georgina, toujours debout derrière eux. Lucien
repose la jonque sur le comptoir et se retourne aussi.
ALBERT QUENTIN
Je peux vous affirmer, tenancière, que le fusilier des
marins a été longtemps l'élément décoratif des maisons de
thé. En ce temps-là, on savait rire ! « Elle s'était mis
sur la paille pour un maquereau roux et rose, c'était un
juif qui sentait l'ail ! Il l'avait, venant de Formose,
tiré d'un bordel de Shangaï. »
Georgina a l'air ému.
GEORGINA
Oh, c'est beau !
Albert commence lentement à se diriger vers la sortie.
ALBERT QUENTIN
C'est pas de moi ! J'ai des vapes comme ça qui me
reviennent quand je descends le fleuve !
LUCIEN ESNAULT
Je croyais que c'était une avenue ?
Albert a mis une cigarette entre ses lèvres. Il écarte les bras
avec une moue dubitative. Puis il prend un air pensif.
ALBERT QUENTIN
On sait pas ! C'est peut-être un rêve qui se jette dans la
mer.
On entend la sirène d'alerte qui se met en marche.
BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR
Plan rapproché sur la sirène située à côté du bar « chinois ».
Travelling à droite, montrant la mer dans le lointain. On entend
d'autres sirènes qui sonnent aussi.
Plan général du ciel au-dessus de Tigreville. Une escadrille
d'avions volent dans le ciel.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Une grosse « jeep » allemande vient de s'arrêter au bord de la
plage. Des soldats armés en descendent rapidement, sous les ordres
d'un officier.
OFFICIER ALLEMAND
Schnell !...
Les soldats et l'officier descendent en courant vers la plage.
D'autres officiers descendent derrière eux.
BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR
Plan en contre-plongée de l'escalier. Une femme en robe de
chambre, puis un officier allemand, sortent d'une chambre sur le
palier. L'officier finit d'enfiler ses bottes. D'autres filles en
robe de chambre et d'autres officiers sortent de chambres
voisines, et commencent à descendre l'escalier. On entend les
officiers parler allemand sur un ton assez énervé. Les filles
aussi semblent énervées, mais le brouhaha ambiant fait que l'on
peut à peine distinguer leurs paroles.
UNE FILLE
Hé ! Attendez-moi !
Plan rapproché sur l'arrière des marches de l'escalier, à travers
lesquelles on voit les jambes des filles et des officiers qui
descendent rapidement, et en arrière-plan, le visage un peu ahuri
de Lucien, et celui, plus moqueur d'Albert.
ALBERT QUENTIN
Achtung, monsieur ! Achtung !
Georgina, venant du bar, vient vers eux en courant.
GEORGINA
Allez ! Allez ! Descendez dans la cave.
Albert fait un geste évasif, ramasse son casque colonial accroché
au porte-manteau, et se dirige tranquillement vers la sortie,
suivi de Lucien.
La porte est restée ouverte après le départ des officiers
allemands, et Albert sort dehors, suivi de Lucien.
BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR
Albert et Lucien s'arrête devant l'entrée du bar, et regardent
autour d'eux. On entend les moteurs des avions alliés. Derrière
eux, on voit se fermer la porte du bar. Les deux hommes lèvent la
tête.
Contrechamp sur le ciel au-dessus d'eux, dans lequel on voit trois
avions voler côte à côte.
Retour sur les deux hommes. Derrière eux, un officier allemand
retardataire sort en courant du bar.
LUCIEN ESNAULT
Ils bombardent Le Havre.
Dans le ciel, un avion largue des bombes.
Retour sur les deux hommes.
ALBERT QUENTIN
Le Havre ! Le Havre ! T'es complètement bourré ! Le Havre,
c'est de l'autre côté. Ça nous tombe sur la gueule, oui !
Il s'éloigne rapidement. Lucien le suit.
Ils s'arrêtent un peu plus loin sur la colline qui surplombe la
mer. Albert met sa main en visière pour regarder le ciel.
Dans le ciel, un autre avion largue des bombes.
Retour sur les deux hommes. Albert fait signe à Lucien de
s'allonger par terre.
ALBERT QUENTIN
Couchez-vous !
Ils s'aplatissent par terre, juste au moment où une bombe tombe
non loin d'eux.
Plan rapproché sur les deux hommes allongés dans l'herbe,
environnés d'une épaisse fumée. Lucien a les mains sur la tête.
Dans le ciel, un autre avion passe rapidement en larguant des
bombes.
Retour sur la colline. Une autre bombe tombe près du bar
« chinois ».
Plan rapproché sur les deux hommes. La fumée se dissipe un peu.
Lucien est couvert d'herbe et de branchages. Albert relève
lentement la tête. On entend les rafales des mitrailleuses anti-
aériennes. Puis d'autres bruits mêlés de bombes, de coups de canon
et de tir de DCA. Les deux hommes se relèvent et s'éloignent.
Dans le ciel, un autre avion largue des bombes.
Plan moyen sur Albert et Lucien, qui se cachent derrière un talus,
toujours sur la colline. On voit la plage en contrebas, avec les
bombes qui explosent. Les deux hommes, allongés sur le ventre, se
couvrent la tête de leurs mains.
Dans le ciel, deux avions larguent des bombes.
Retour sur Albert et Lucien, qui n'ont pas bougé de place. Les
bombes continuent à éclater autour d'eux sur le flanc de la
colline.
Plan moyen en contre-plongée du bar « chinois ». Une bombe éclate
tout près de lui.
Plan rapproché d'Albert et Lucien, que l'on aperçoit au milieu
d'une épaisse fumée. Ils se redressent lentement.
Plan général de la plage et de ses abords, en contrebas de la
colline. La DCA allemande tire en continu.
Plan rapproché sur Lucien, qui relève la tête vers le ciel. Albert
l'imite.
Dans le ciel, un avion vole au milieu des parachutes qui
descendent lentement vers le sol.
Retour sur Albert et Lucien, qui regardent vers la plage.
Plan d'ensemble des canons anti-aériens, qui tirent vers le ciel.
Dans le ciel, un avion prend un long virage. Il largue un
parachute.
Plan rapproché d'Albert et Lucien, qui se protègent la tête de
leurs mains. Albert rampe lentement vers le bas et passe derrière
Lucien.
Plan rapproché d'Albert caché dans un creux d'herbes. Lucien
descend vers lui. Ils regardent tous deux vers le ciel.
Dans le ciel, une imposante escadrille d'avions approche de la
côte.
Retour sur les deux hommes. Albert semble réfléchir.
ALBERT QUENTIN
Dis donc, il serait peut-être temps d'aller retrouver nos
bonnes femmes. Elles doivent s'inquiéter.
Il se relève.
LUCIEN ESNAULT
Y aurait comme de quoi.
Il se lève à son tour.
A quatre pattes, les deux hommes remontent vers le chemin. Un
mouvement de caméra permet de découvrir, devant eux, une petite
maison, autour de laquelle les bombes explosent. Devant la maison,
est garé un véhicule militaire. Une moto s'éloigne de la maison.
Lucien et Albert descendent lentement vers le terre-plein autour
de la maison. On entend une ambulance. Lucien et Albert sont
maintenant sur le terre-plein et marchent tranquillement vers la
maison.
TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR
Plan rapproché sur une tour, qui pourrait être le clocher d'une
l'église (?), et d'où sortent des flammes. Derrière ce
« clocher », un escalier qui descend vers le centre ville. Albert
et Lucien descendent l'escalier.
Plan rapproché des restes calcinés d'un avion finissant de brûler
sur la chaussée.
Plan de demi-ensemble d'une rue jonchée de débris et de deux
voitures en flamme. Derrière ces voitures, le bas d'un escalier
sur lequel Albert et Lucien apparaissent. Ils marchent entre les
deux voitures en flamme. Bruit d'une grosse explosion.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Plan général de la côte. Au milieu de la baie, l'explosion soulève
d'énorme gerbes d'eau.
TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR
Albert continue sa progression entre les deux voitures en flamme.
Lucien le suit à une certaine distance.
LUCIEN ESNAULT
Voilà que ça repart !
Albert se tourne vers lui.
ALBERT QUENTIN
Et puisque je te dis que c'est rien.
LUCIEN ESNAULT
C'est rien, c'est rien...
Albert fait un geste autoritaire des deux bras.
ALBERT QUENTIN
Rien !
Il repart, suivi de Lucien.
Plan d'ensemble des ruines d'une maison. Les deux hommes circulent
entre ces ruines. Derrière eux, un bâtiment de trois étages en
flammes. On entend des tirs de mitrailleuse. Albert se retourne
vers Lucien, qui tripote sa cravate.
ALBERT QUENTIN
Ben, qu'est-ce que tu fous avec ta cravate ?
LUCIEN ESNAULT
Je veux pas mourir débraillé.
Il rejoint Albert.
ALBERT QUENTIN
Oui, et bien tu feras ta toilette de mort plus tard. Allez,
magne-toi.
Il reprend sa marche, et descend vers une autre maison en ruines,
suivi de Lucien. Ils atteignent une zone où une épaisse fumée
permet à peine de les distinguer
CAMPAGNE NORMANDE - EXTÉRIEUR JOUR
Vue aérienne des champs autour de Tigreville. Sur les champs,
l'ombre d'un avion volant à basse altitude.
Dans le ciel, on suit l'avion, dont on vient de voir l'ombre, et
qui largue des bombes sur la campagne Normande.
TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble d'une esplanade, sur laquelle se trouvent deux
chars allemands abandonnés. Albert et Lucien traversent cette
esplanade. A l'extrémité de l'esplanade, ils montent une rampe qui
rejoint des bâtiments. Des bombes tombent autour des chars
abandonnés.
Dans le ciel, une escadrille d'avion est doublée par une autre
escadrille plus rapide.
Une bombe explose sur le sol.
Dans le ciel, trois avions piquent vers le sol.
Plan moyen d'Albert et Lucien montant la rampe au sein d'une
épaisse fumée. Albert lève les yeux vers le ciel.
ALBERT QUENTIN
Oh, merde !
Il fait semblant de tirer vers le ciel avec une mitraillette
imaginaire.
ALBERT QUENTIN
Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta !...
Dans le ciel, un avion pique vers le sol.
Retour sur Albert qui s'est remis en marche. Lucien regarde
l'avion. On entend son moteur s'emballer.
LUCIEN ESNAULT
Oh !... Albert !
Mais Albert s'est remis en marche et est déjà loin devant Lucien.
Plan, dans le ciel, de l'avion qui descend en piqué et s'écrase en
mer.
Retour sur Lucien qui court après Albert.
LUCIEN ESNAULT
Albert !
Il marche en tendant le bras en arrière, car, dans son délire
d'ivrogne, il semble persuadé que c'est Albert, avec sa
mitraillette imaginaire, qui a descendu l'avion !
LUCIEN ESNAULT
Oh !... Albert !
Plan d'ensemble d'une rue en ruines, plongée dans une épaisse
fumée, et au milieu de laquelle on distingue à peine les deux
silhouettes d'Albert et de Lucien. Des gens courent autour d'eux
pour aller se mettre à l'abri.
Fondu enchaîné.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Plus tard. La nuit est tombée.
Plan rapproché en contre-plongée sur l'angle de deux rues. Une
plaque, apposée au premier étage du mur de la maison, indique le
nom de la rue : « Rue du Maréchal Pétain ».
La caméra descend au niveau du sol, et montre d'autres pancartes,
installées au niveau du rez-de-chaussée à l'angle de la rue, et
qui donnent des indications en allemand. Un groupe de soldats
allemands casqués courent dans la rue, au milieu des flammes. Il
passent devant une maison avec une grande vitrine. Au-dessus de
cette vitrine, une inscription : « Hôtel Stella ».
Gros plan en contre-plongée d'une enseigne accrochée au mur de
cette maison, et sur laquelle on peut lire, en lettres blanches
sur fond noir : « Hotel Stella - Pension - Restaurant - Garage ».
Retour au niveau de la rue, dans laquelle circulent des motos de
l'armée allemande. Derrière le passage des motards, un pan de
maison s'écroule en flammes. Un homme à la jambe bandée traverse
la rue en s'aidant de deux béquilles. Des soldats allemands
casqués courent dans le sens inverse du premier groupe. On entend
la voix d'Albert chanter à tue-tête :
ALBERT QUENTIN (voix off)
It's a long way to Tipperary...
Un soupirail vu à travers les jambes des soldats qui courent.
Albert passe la tête par le soupirail et chante. Derrière lui, on
distingue sa femme Suzanne.
ALBERT QUENTIN
It's a long way to go...
Zoom avant sur le soupirail. On voit plus distinctement Albert
accroché des deux mains aux barreaux du soupirail et continuant à
chanter.
ALBERT QUENTIN
It's a long way to Tipperary... Et good-bye Piccadilly !...
HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT
Plan d'ensemble d'une cave voûtée, dont le plafond est supporté
par de gros piliers de briques. Sur des étagères sont alignées de
nombreuses bouteilles de vins. Des toiles d'araignées pendent du
plafond. Au fond de la cave, debout devant le soupirail, Albert
continue à chanter.
ALBERT QUENTIN
It's a long way to gooo !...
Il revient vers l'intérieur de la cave, où sa femme, Suzanne, est
assise.
ALBERT QUENTIN
Aux chiottes, les teutons !... Bande de mange-merde !
Il se sert un verre de vin, à partir d'une bouteille posée sur un
tonneau.
SUZANNE QUENTIN
Arrête, Albert ! Tu vas nous faire fusiller !
Par le soupirail ouvert, on voit les jambes des gens qui circulent
dans la rue.
ALBERT QUENTIN
Et pas de bandeau sur les yeux, je commanderai le peloton
moi-même, comme le Maréchal Ney !
Il pointe le doigt vers son coeur.
ALBERT QUENTIN
Droit au coeur, messieurs.
Suzanne reste assise, enveloppée dans un grand châle de laine.
Elle semble mal à son aise.
SUZANNE QUENTIN
Si tu crois que c'est le moment de faire le zouave.
ALBERT QUENTIN
Je me demande, madame, ce que les Zouaves viennent faire
la-dedans ! Quartier-maître Quentin, du Corps
Expéditionnaire d'Extrême-Orient... Garde à vous ! Envoyez
les couleurs !
Il porte une bouteille à ses lèvres comme s'il s'agissait d'une
trompette, et chante la sonnerie de l'envoi des couleurs. Suzanne
le regarde en haussant les épaules.
ALBERT QUENTIN
Ta-ta, tagada-dein-dein, ta-ta, tarrrrein-tein, ta-ta,
tarra-da-da, ta-ta, tarrein-tein.
Il baisse sa bouteille.
ALBERT QUENTIN
Repos !
Une bombe a dû tomber très près de chez eux, car le bruit est plus
fort, les bouteilles sont agitées sur leurs étagères, et une pluie
de plâtre tombe du plafond. Albert sursaute et se tourne vers la
pluie de plâtre.
Une autre bombe tombe près de chez eux. Et cette fois-ci, c'est
derrière Suzanne que tombe la pluie de plâtre.
Une autre bombe éclate. Deux pluies de plâtre en deux endroits
différents de la cave. Des bouteilles tombent par terre et se
brisent.
ALBERT QUENTIN
La rigolade s'organise.
SUZANNE QUENTIN
Ce matin, chez le boucher, on disait que les Allemands
allaient tout faire sauter avant de partir.
Albert lève la main d'un geste impérial.
ALBERT QUENTIN
Mais c'est leur droit. Moi, je dis que le soldat en fuite a
droit à certaines compensations récréatives.
Il ramasse son verre sur le tonneau, et se dirige vers Suzanne.
ALBERT QUENTIN
Personnellement, je me suis tapé de sévères courettes, je
connais la question.
Il s'assoit sur un casier à bouteilles.
SUZANNE QUENTIN
Si tu buvais moins, t'aurais peur comme tout le monde.
ALBERT QUENTIN
Ouais, et bien si je buvais moins, je serais un autre
homme.
Il débouche la bouteille, qui lui avait servi de trompette
improvisée, et remplit son verre.
ALBERT QUENTIN
Et j'y tiens pas.
SUZANNE QUENTIN
Si tu trouves ça intelligent de mourir saoul !... Je te
jures, ça fera bonne impression en ville. Tu sais ce qu'on
dira ?
Il se lève et regarde sa femme avec un air important.
ALBERT QUENTIN
Mourir saoul, c'est mourir debout, et je me fous des
racontars ! L'histoire jugera, madame, et d'ailleurs, je ne
vois pas pourquoi je boirais moins aujourd'hui...
Il porte le verre à ses lèvres, mais le redescend aussitôt, car
une grosse pluie de plâtre s'abat derrière lui. Il s'éloigne en
CRIANT :
ALBERT QUENTIN
Ils vont tout foutre en l'air, ces cons-là !
Une autre pluie de plâtre s'abat sur l'escalier.
Suzanne se lève d'un bond. Elle bute sur un tonneau et se retourne
au moment où un autre pluie de plâtre s'abat derrière elle.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Dans la rue, trois soldats en armes courent dans tous les sens.
L'un d'eux crie quelque chose en allemand, mais une bombe tombe
dans la rue et les tue tous les trois.
HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT
Albert boit tranquillement son verre au milieu du vacarme et du
plâtre qui continue à tomber du plafond. Suzanne se précipite sur
lui et le prend par le bras. Elle semble effrayée.
SUZANNE QUENTIN
Albert, j'ai peur !
Il la regarde longuement avant de répondre :
ALBERT QUENTIN
Bois !
Un autre bruit de bombe, et toute la vaisselle de service en métal
de l'hôtel dégringole dans l'escalier de la cave, accompagnée des
valises dans lesquelles elle était rangée.
La lampe d'éclairage de la cave se balance sur son fil, puis
s'éteint.
Dans la pénombre, où l'on ne distingue plus que la lumière de la
rue filtrant par la lucarne, on entend Albert crier : « Oh ! »,
puis Suzanne se met à sangloter tout en toussant à cause de la
poussière. On aperçoit la lueur d'une bougie qu'Albert vient
d'allumer au fond de la cave. Les sanglots de Suzanne sont devenus
presque hystériques.
ALBERT QUENTIN
Ben, Suzanne, où que t'es, ma Suzanne ?... Ben,
Suzanne !... Hein ?
Il se rapproche de l'endroit d'où proviennent les sanglots et la
toux de Suzanne.
ALBERT QUENTIN
Ah !...
Il vient de la repérer, assise près d'une étagère, et sanglotant
toutes les larmes de son corps.
ALBERT QUENTIN
Écoute-moi bien, ma Suzanne...
Suzanne relève la tête et le regarde.
ALBERT QUENTIN
Ce que je vais te dire, c'est sérieux, et puis... c'est
même grave. Si on s'en sort, hein... si la maison tient
debout, et puis, si, un jour, je peux rallumer l'enseigne
qui est au-dessus de la porte... et bien, je te jure de ne
plus toucher un verre... Jamais...
Les sanglots de Suzanne se sont arrêtés. Elle regarde son mari,
semblant, malgré elle, assez impressionnée par ce discours et
cette gravité inhabituels.
Albert se sert un grand verre de vin à la lumière de la bougie. Il
pose la bouteille sur le tonneau, et lève son verre en direction
de Suzanne.
ALBERT QUENTIN
Tiens, regarde. C'est peut-être le dernier.
Il porte le verre à ses lèvres et le boit lentement.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Même plan rapproché que précédemment : contre-plongée du premier
étage de l'immeuble au coin de la rue près de l'hôtel, avec la
plaque indiquant le nom de la rue, qui est toujours : « Rue du
Maréchal Pétain ».
Fondu au noir.
Le même plan réapparait, mais, cette fois-ci, le nom de la rue est
devenu : « Rue du Général de Gaulle » !
La caméra descend au niveau de la rue, qui est très calme
maintenant. Toutes les devantures des magasins ont été réparées,
les impacts de bombe sur la chaussée ont été bouchés. Par contre,
il pleut ! Un homme s'éloigne, marchant à grandes enjambées sous
la pluie.
Plan rapproché en contre-plongée de l'enseigne de l'hôtel. Elle
est maintenant rédigée en lettres noires sur fond blanc, mais le
même texte est toujours inscrit : « Hôtel Stella - Pension -
Restaurant - Garage ». Et elle est éclairée par une grosse
ampoule. Albert a donc pu rallumer son enseigne, comme il le
souhaitait.
DEAUVILLE - PLACE DE LA GARE - EXTÉRIEUR NUIT
Plan d'ensemble de la place de la gare de Deauville, qui est
déserte. Seul, une DS Citroën est garée sur le parking, avec
l'enseigne « Taxi » fixée sur le toit.
Plan moyen de l'entrée de la gare. Un homme jeune, dans la
trentaine, sort de la gare, portant une valise. Il s'agit de
Gabriel Fouquet. Il est engoncé dans son imperméable. Il regarde
la pluie qui tombe avec une grimace de mécontentement. Il relève
son col et se dirige vers le parking.
Il s'approche du taxi garé au milieu du parking. Il n'y a personne
dans la voiture. Il pose sa valise par terre, ouvre la porte du
conducteur et actionne le klaxon à plusieurs reprises.
Plan moyen du « Café de la Gare ». Par les vitres du café, on voit
un homme s'éloigner du comptoir et ouvrir la porte d'entrée. Il
referme la porte et court vers son taxi.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Voilà ! Voilà !
Il s'approche de sa voiture.
GABRIEL FOUQUET
Je vais à Tigreville.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Montez !
Gabriel prend sa valise et ouvre la porte arrière. Le chauffeur
ouvre sa portière avant.
GABRIEL FOUQUET
C'est loin ?
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Oh non... Six kilomètres.
Les deux hommes montent dans la voiture, qui démarre et sort du
parking.
TAXI - INTÉRIEUR NUIT
Gabriel s'est assis, non pas derrière le chauffeur, mais sur le
siège voisin, de façon à pouvoir discuter plus facilement. Il
regarde la route sombre et pluvieuse qui défile par les vitres du
taxi, puis les premières maisons de Tigreville.
GABRIEL FOUQUET
Vous croyez qu'on trouvera un hôtel ouvert dans le coin ?
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Oh... c'est pas la saison. Enfin, je vais vous montrer ce
qui nous reste.
TIGREVILLE - EXTÉRIEUR NUIT
Le taxi passe devant le panneau qui indique l'entrée de
Tigreville, et enfile la route qui monte vers le centre ville.
TAXI - INTÉRIEUR NUIT
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Ça, en temps normal, c'est les Roches Noires. C'est ce
qu'il y a de mieux, hein.
Par les vitres du taxi, on aperçoit l'hôtel des Roches Noires,
dont tous les volets sont fermés.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Seulement, ils ferment le quinze septembre. J'ai pas de
conseil à vous donner, mais vous auriez mieux fait de
rester à Deauville. D'ailleurs, y a encore des hôtels bien.
GABRIEL FOUQUET
A Cannes aussi, ou à Palma. Malheureusement, j'ai rien à y
faire.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Moi, je vous disais ça, hein...
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Le taxi s'approche de l'hôtel Stella, et s'arrête devant.
Le chauffeur se glisse sur le siège passager et ouvre la portière.
Gabriel baisse sa vitre.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Y a ça, chez Quentin...
Plan en contre-plongée de l'enseigne de l'hôtel, qui n'est plus
éclairée.
Retour sur le taxi.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
C'est ouvert, mais je vous préviens, vous allez pas vous
marrer.
Gabriel inspecte la devanture de l'hôtel.
GABRIEL FOUQUET
Je suis pas venu pour me marrer.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Ah bon...
Le chauffeur sort de son taxi par la porte passager et la referme.
Il lève la tête vers les fenêtres du premier étage, et appelle :
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Quentin !... Albert !... Albert !...
Plan, en contre-plongée, d'une fenêtre qui s'allume au premier
étage, à côté de l'enseigne. La fenêtre s'ouvre, et Albert
apparaît en pyjama rayé. L'acteur Jean Gabin a maintenant repris
son aspect normal et ses cheveux blancs, et paraît donc son âge
réel.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce que c'est ?
LE CHAUFFEUR DE TAXI (voix off)
Un client...
ALBERT QUENTIN
Je descends.
Il rentre dans sa chambre.
Retour sur le taxi. Le chauffeur ouvre la porte de Gabriel, qui
sort sa valise, que le chauffeur lui prend des mains. Puis Gabriel
lui-même sort du taxi.
GABRIEL FOUQUET
Je vous dois combien ?
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Quinze cents francs pour la course.
Gabriel sort des billets de sa poche.
GABRIEL FOUQUET
Et cinq cents pour la conversation. Gardez tout.
Il met l'argent dans la main du chauffeur.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Merci.
Ils se dirigent tous les deux vers la porte de l'hôtel.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Albert, qui a enfilé un blouson par-dessus son pyjama, se dirige
vers la porte d'entrée. A sa gauche, le comptoir de la réception.
Il ouvre la porte.
LE CHAUFFEUR DE TAXI
Bonsoir, Albert.
ALBERT QUENTIN
Bonsoir.
Le chauffeur donne sa valise à Gabriel, et retourne vers son taxi.
GABRIEL FOUQUET
Vous avez une chambre ?
ALBERT QUENTIN
Oh la ! J'en ai quatorze ! Entrez, monsieur.
Gabriel entre dans l'hôtel. Albert referme la porte derrière lui.
Gabriel regarde le comptoir de réception. On entend sonner un
carillon. Albert fait le tour du comptoir. Sur le mur, derrière le
comptoir, l'horloge marque 10h30, et, sur le mur de côté, le
calendrier indique : « jeudi 28 octobre ». Albert décroche une
clef sur le tableau sous l'horloge. Il prend une fiche sur le
comptoir, et refait le tour du comptoir.
ALBERT QUENTIN
Tenez, si vous voulez me suivre.
Il s'éloigne du comptoir et Gabriel le suit.
Plan en plongée vu du haut de l'escalier. Albert commence à
monter, suivi de Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Vous savez, si vous êtes venu pour les bains de mer, j'aime
mieux vous dire que la saison est terminée.
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce que ça veut dire, la saison ? Les paysans disent
qu'il y en a plus, de saison. Vous en avez encore une,
vous ?
ALBERT QUENTIN
Boh !... Du premier au quinze août, dans les années
exceptionnelles.
HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT
Ils sont arrivés au premier étage. Albert s'avance dans le
couloir.
ALBERT QUENTIN
Vous gardez la chambre plusieurs jours ?
GABRIEL FOUQUET
Je sais pas.
Albert s'arrête devant une porte et introduit la clef dans la
serrure.
HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT
La porte s'ouvre et Albert entre le premier.
La chambre est assez conventionnellement celle d'un hôtel de
province de l'époque. Papier à grosses fleurs sur les murs, cadre
avec une photo de voilier, un lavabo avec une tablette de verre et
un miroir au-dessus, un lit à structure métallique, une table de
nuit avec une lampe de chevet, une commode, un fauteuil en bois
avec un coussin dessus, une table recouverte d'une nappe à motif
moderne avec un cendrier publicitaire posé dessus.
Gabriel suit Albert et jette un rapide regard circulaire autour de
lui.
ALBERT QUENTIN
Voilà...
GABRIEL FOUQUET
Ça m'a l'air parfait.
Il pose sa valise au pied du lit.
ALBERT QUENTIN
Je vous laisse votre fiche, vous la remplirez demain. Vous
avez besoin de quelque chose ?
Albert a posé la fiche sur la table. Gabriel commence à
déboutonner son imperméable.
GABRIEL FOUQUET
Euh... Qu'est-ce qu'on peut boire à cette heure-ci ?
ALBERT QUENTIN
Oh ben...Vittel, Evian, Perrier...
Gabriel finit d'enlever son imperméable.
GABRIEL FOUQUET
Oh... Tout compte fait, j'ai pas soif.
ALBERT QUENTIN
Et ben, comme vous voudrez. Voilà...
Albert se dirige vers la porte.
ALBERT QUENTIN
Bonne nuit, monsieur.
Albert sort et referme la porte derrière lui. Gabriel pose son
imperméable sur le bout du lit, et regarde autour de lui. Il met
les mains dans ses poches, et s'adosse sur le lit.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
La chambre d'Albert et Suzanne ne ressemble pas aux autres
chambres de l'hôtel. Elle est moins impersonnelle, avec des
meubles plus jolis et de nombreux vases et objet disposés dessus.
Albert entre et referme la porte derrière lui. On ne voit pas
encore Suzanne, mais on devine qu'elle est toujours au lit, dont
on aperçoit le pied à droite du champ.
SUZANNE QUENTIN (voix off venant du lit)
Qui est-ce ?
Albert enlève son blouson, et s'avance dans la chambre, suivi par
la caméra.
ALBERT QUENTIN
Un client.
On découvre Suzanne à moitié assise dans le lit. Elle a changé de
coiffure et a maintenant les cheveux coupés courts, alors qu'elle
les portait longs pendant la guerre.
SUZANNE QUENTIN
Je m'en doute. Il t'a rien dit ?
ALBERT QUENTIN
Ben, qu'est-ce que tu voulais qu'il me dise ? Il m'a
demandé une chambre, je lui ai donné le huit.
Il pose son blouson sur un fauteuil.
SUZANNE QUENTIN
Avoue que c'est quand même une drôle d'heure pour arriver,
surtout de ce temps-là.
Albert s'assoit sur le lit et enlève ses pantoufles.
ALBERT QUENTIN
Oh... les voyageurs, c'est fait pour voyager, et puis le
temps n'a rien à voir là-dedans.
Il se glisse sous les draps. Suzanne en fait de même.
ALBERT QUENTIN
Allez...
Il ramasse un bonbon dans une coupelle sur la table de nuit et le
met dans sa bouche. Il se gratte la tête, puis éteint sa lampe de
chevet. Suzanne a les yeux grand ouvert, et soudain, elle tourne
la tête et tend l'oreille. On entend une porte qui se ferme, puis
des bruits de parquet qui grince. Suzanne se redresse dans son
lit. Albert ne bouge pas, un bras replié au-dessus de sa tête.
SUZANNE QUENTIN
Écoute !...
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
Plan rapproché sur la porte de la chambre. On entend quelqu'un qui
passe derrière la porte dans le couloir.
Suzanne se tourne vers Albert.
SUZANNE QUENTIN
Tu vas tout de même pas me dire que tu trouves ça naturel ?
Albert n'a toujours pas bougé.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce qu'il y a de surnaturel à chercher les waters ?
SUZANNE QUENTIN
Albert !...
Elle sort précipitamment du lit, et ramasse sa robe de chambre.
Albert allume posément sa lampe de chevet.
Suzanne arrive près de la porte en finissant d'enfiler sa robe de
chambre. Elle entr'ouvre doucement la porte et regarde dans le
couloir. Elle fait signe à Albert de venir près d'elle.
Albert se lève lentement, sort du lit, enfile ses pantoufles et
rejoint Suzanne près de la porte. Il ouvre la porte en grand et
sort dans le couloir. Suzanne le suit.
HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT
La caméra suit Albert et Suzanne dans le couloir. Ils arrivent à
l'escalier. En contrebas, dans le hall de réception, on voit
Gabriel, qui descend les dernières marches. Il regarde autour de
lui. Il ouvre à deux battants les portes d'un placard, mais rien,
dans ce placard, ne semble l'intéresser et il le referme. Il
trouve un interrupteur et allume la lumière de la salle à manger.
Il pénètre dans la salle à manger que l'on voit à travers le mur
vitré qui la sépare du hall de réception. Albert et Suzanne
s'accoudent sur la rampe pour mieux l'observer. Gabriel s'approche
d'un buffet, dont il ouvre les portes. Il regarde à l'intérieur et
referme le buffet.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Gabriel revient vers le hall de réception, et éteint la lumière
avant de sortir. Une autre lumière s'allume au premier étage.
Gabriel se retourne vers Albert et Suzanne, que l'on voit en
contre-plongée en haut de l'escalier.
ALBERT QUENTIN
Vous cherchez quelque chose ?
GABRIEL FOUQUET
La porte.
Albert montre quelque chose du doigt derrière Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Droit devant vous.
Gabriel se retourne et se dirige vers la porte d'entrée.
ALBERT QUENTIN (voix off)
Soyez aimable de la refermer, hein ?
Gabriel ouvre la porte, sort dans la rue, et referme la porte
derrière lui.
Retour à la contre-plongée sur Albert et Suzanne, en haut de
l'escalier. Albert pénètre dans le couloir, suivi de Suzanne.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Par la fenêtre de la chambre d'Albert, on voit, en plongée,
Gabriel qui marche dans la rue, où, maintenant, il ne pleut plus.
Il se dirige vers un café situé à quelques mètres de l'hôtel, dans
une rue qui coupe la rue de l'hôtel à angle droit, le « Café
Normand ».
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Contre-champ et plan rapproché sur la fenêtre d'Albert, vue de la
rue. Albert et Suzanne regardent dans la rue, écartant chacun un
rideau pour mieux voir.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Retour au plan en plongée, vu de la fenêtre de la chambre. Gabriel
est maintenant arrivé au café et regarde à travers les rideaux qui
décorent les vitres de l'établissement. Puis il se dirige vers la
porte qu'il ouvre.
CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT
Le « Café Normand » est un petit bistro provincial typique de
l'époque. Comptoir en bois avec « zinc » vraiment en zinc. Vitres
protégés par des rideaux blancs bien repassés. Cendriers
publicitaires « Picon » ou « Martini »sur le comptoir. Derrière le
comptoir, des étagères avec des bouteilles d'alcool, des verres,
une machine expresso, le tout devant un grand miroir qui couvre
tout le mur.
Gabriel entre dans le café et referme la porte derrière lui.
GABRIEL FOUQUET
Messieurs !...
Il s'assoit sur un tabouret en bois devant le comptoir. Il se
retourne lentement, car il vient de s'apercevoir que le brouhaha
ambiant s'est tu soudainement à son entrée.
Contrechamp montrant la salle du café. Au fond, la salle de
billard, communiquant sans séparation avec le reste de la salle du
café, mais à laquelle on accède par trois marches. Deux hommes
sont en train de jouer au billard. A côté du billard, une vieille
femme, Joséphine, seule à une table. Le long du mur qui prolonge
la vitrine du café, des tables, derrière lesquelles sont assis des
clients, visiblement des marins, ou d'anciens marins, vu leur
costumes et leurs casquettes. De l'autre côté de la salle, une
table où le patron, Lucien Esnault, est en train de manger en face
de son épouse, une femme brune au chignon sévère. Simone, la
serveuse, une petite jeune femme blonde d'allure sympathique,
portant un grand tablier blanc, et tenant un torchon à la main,
quitte la table des « marins » et se dirige vers le comptoir.
Joséphine, Madame Esnault et Simone sont les trois seules femmes
présentes dans le café. Les conversations reprennent.
Retour sur Gabriel tourné vers le comptoir, derrière lequel Simone
vient d'arriver.
SIMONE
Pour monsieur, ce sera ?...
GABRIEL FOUQUET
Un Picon-bière.
Simone reste interdite : elle semble ne pas savoir ce qu'est
exactement un Picon-bière. Elle pose un verre sur le comptoir
devant Gabriel. Puis, de dessous le comptoir, elle sort une
bouteille d'un litre de bière, fermée par un bouchon mécanique.
Elle ouvre la bouteille, qui fait un « pop » caractéristique. Elle
se retourne pour prendre une bouteille de Picon sur l'étagère
derrière elle. Elle débouche la bouteille, puis prend les deux
bouteilles, une dans chaque main, et se tourne vers la salle.
SIMONE
M'sieur Esnault... pour un Picon-bière, c'est moitié-
moitié ?
Contre champ. La caméra est placée derrière Simone, et montre
Gabriel en premier plan, assis devant le comptoir, et derrière
lui, en arrière plan, la salle du café.
Gabriel prend les bouteilles des mains de Simone.
GABRIEL FOUQUET
Ça peut le devenir, mais pas maintenant.
Il pose la bouteille de bière sur le comptoir, et commence à
verser le Picon dans son verre.
GABRIEL FOUQUET
Je saute pas l'obstacle sans élan. Vous allez voir, j'ai ma
recette.
Il pose la bouteille de Picon, prend la bouteille de bière et
verse la bière dans son verre.
GABRIEL FOUQUET
Pendant ce temps, faites-moi un numéro de téléphone.
SIMONE
Pour ici ?
GABRIEL FOUQUET
Non.
SIMONE
Pour Paris ?
GABRIEL FOUQUET
Non. Pour Madrid.
Il pose la bouteille de bière et sort, de la poche de sa veste, un
papier qu'il tend à Simone.
GABRIEL FOUQUET
Tenez, il est là-dessus.
Simone se dirige vers le téléphone, posé à l'extrémité du
comptoir. Elle pose la main sur le téléphone, puis se tourne vers
la salle.
SIMONE
M'sieur Esnault... Pour téléphoner à Madrid, comment on
fait ?
Dans la salle, Lucien, toujours à table avec sa femme, et qui
tourne le dos au comptoir, s'essuie la bouche et se lève de table.
Il s'approche du comptoir, et actionne la manette d'appel du
téléphone.
(NOTE - A cet époque, seules certaines grandes villes, comme
Paris, avait un réseau téléphonique automatique. Pour la plupart
des petites villes de province, il fallait passer par un standard,
qui vous mettait en relation avec le correspondant demandé.)
Simone fait le tour du comptoir pour donner le papier de Gabriel à
Lucien, qui le prend et décroche le combiné. Avant de parler, il
se tourne vers la salle.
LUCIEN ESNAULT
Un peu de silence, je téléphone en Espagne.
Les conversations s'arrêtent à la table des « marins », qui se
tournent tous vers Lucien. Ce dernier, le combiné à la main,
regarde le papier de Gabriel.
LUCIEN ESNAULT
Mademoiselle Claire comment ?...
Il se tourne vers Gabriel.
Plan moyen de Gabriel, au comptoir, en train de boire son Picon-
bière. Il baisse son verre.
GABRIEL FOUQUET
Claire Prévost.
Il recommence à boire lentement.
LUCIEN ESNAULT (voix off)
Pour le 14 à Tigreville, je voudrais le 39...
Retour sur Lucien qui lit le papier au téléphone.
LUCIEN ESNAULT
48 00... à Madrid.
VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone)
En Espagne ?...
LUCIEN ESNAULT
Ben oui, en Espagne. Un préavis pour mademoiselle Claire
Prévost.
VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone)
Quelques minutes d'attente.
LUCIEN ESNAULT
Hé ! Allo ! Avec I.D.
VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone)
D'accord.
LUCIEN ESNAULT
Oui, merci.
Il raccroche. Il replie le papier et le rend à Gabriel.
LUCIEN ESNAULT
Ils rappellent, y a quelques minutes d'attente.
Gabriel remet le papier dans sa poche.
GABRIEL FOUQUET
En attendant, qu'est-ce que je vous offre ?
Lucien, qui se préparait à retourner vers la table, où sa femme
continue à diner seule, s'accoude au comptoir.
LUCIEN ESNAULT
Oh, un petit Calva.
Gabriel fait signe à Simone derrière le comptoir.
GABRIEL FOUQUET
Un Calva pour monsieur.
Il reprend les deux bouteilles, une dans chaque main, et commence
à verser le Picon, puis la bière, dans son verre.
GABRIEL FOUQUET
Pour moi, même jeu, la même couleur !
Simone dépose un verre vide devant Lucien. Puis elle prend une
bouteille de Calva sous le comptoir, la débouche et verse l'alcool
dans le verre.
GABRIEL FOUQUET
Dites donc, ils ont l'air de se coucher de bonne heure en
face.
Lucien se redresse avec un large sourire.
LUCIEN ESNAULT
Ahhh ! Parce que vous êtes descendu chez Quentin ! Ben vous
avez pas fini de rigoler.
Simone rebouche la bouteille et la repose sous le comptoir.
LUCIEN ESNAULT
Avec lui, si vous avez pas soif, vous serez tout de suite
servi. Je sais même pas s'il sert encore du vin à table.
Hum ! Sacré Albert !
Il se tourne vers la salle.
LUCIEN ESNAULT
Ah, on peut dire qu'il a sauté la barrière, celui-là.
Il revient vers Gabriel.
LUCIEN ESNAULT
Parce que, hein, pardon... Joyeux compagnon, mesdames ! Pas
snob sur le biberon, c'est moi qui vous le dis. Allez,
venez...
Il prend son verre et fait signe à Gabriel de le suivre en salle.
LUCIEN ESNAULT
On a bien rigolé, il y a quinze ans, tous les deux. Tandem
terrible, connu sur la région.
Il fait quelques pas, suivi de Gabriel, qui a aussi pris son
verre, puis il s'arrête de marcher.
GABRIEL FOUQUET
Parce que vous en fûtes ?
LUCIEN ESNAULT
Comme vous dites. Et pas manchot. Et puis un jour, crac,
fini, plus un verre, l'abstinence, le gâtisme. C'est de ce
jour-là qu'il a changé.
Il reprend sa marche.
LUCIEN ESNAULT
On dirait qu'il y a plus que le mauvais qui ressort.
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce que vous appelez le mauvais ?
Lucien s'assoit sur la banquette d'une table à côté des
« marins ». Gabriel s'assoit en face de lui.
LUCIEN ESNAULT
Côté renfermé, cette espèce de prétention, pas faire comme
tout le monde... Un genre, quoi !
Un vieux « marin », en blouson de cuir, assis juste à côté de
Lucien, qui a des cartes dans une main et une cigarette dans
l'autre, se tourne vers Lucien.
LE « MARIN » EN BLOUSON DE CUIR
Mais il l'a toujours eu, le genre. L'a-t-y pas été faire
son service militaire en Chine ? Je vous demande un peu.
A côté de lui, sur la banquette, un homme portant un béret, une
pipe au bec, se mêle à la conversation.
L'HOMME AU BÉRET
C'est comme la prétention qu'il a toujours eu dans ses
lectures. Vous croyez peut-être qu'il lit le journal comme
tout le monde ? Ah ! Pensez-vous ! Des bouquins plein une
malle. Tu te rappelles les soirs où il nous emmerdait
avec... et comment qu'il l'appelait, celui-là ?... Un gros
qu'avait un nom d'eau gazeuse... A... Ap...
Appolinarès ?... Apolina...
LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR
Appolinaris !...
L'HOMME AU BÉRET
Ah !...
LUCIEN ESNAULT
Ah, je dis pas qu'il a pas toujours été fou. Mais avant, il
communiquait. C'est depuis qu'il a arrêté de boire qu'il a
muté sournois. Il est plus rien. Allez donc voir ce qui se
passe là-dedans.
Il se tapote le front. Un autre client, assis à la table voisine,
s'assoit sur la banquette à côté de l'homme au béret.
LE CLIENT DE LA TABLE VOISINE
Et d'après Billoux, qu'a servi chez lui, paraît qu'il avait
des sortes d'éblouissements... de malaises.
Lucien se lève.
LUCIEN ESNAULT
Je ne dis pas non. Car il aurait comme un cancer ou une
cirrhose du foie que je serais le premier à lui tirer mon
chapeau, mais alors qu'il le dise, Bon Dieu, c'est tout ce
qu'on lui demande.
Le téléphone sonne. Lucien contourne la table.
LUCIEN ESNAULT
Tiens, ça doit être Madrid.
Il se dirige vers le comptoir.
Arrivé au comptoir, il décroche le téléphone. Derrière lui, on
voit Gabriel, qui est resté sans bouger à sa place, et qui
continue à boire.
LUCIEN ESNAULT
Allo ! Allo !
VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone)
Le 14 à Tigreville ?
LUCIEN ESNAULT
Oui.
VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone)
Madrid.
LUCIEN ESNAULT
Ne quittez pas.
Il se tourne vers Gabriel.
LUCIEN ESNAULT
C'est Madrid.
Il pose le combiné sur le comptoir. Gabriel, son verre à la main,
se lève lentement et se dirige vers le comptoir. Lucien retourne
s'assoir sur la banquette. Gabriel arrive au comptoir sur lequel
il pose son verre. Il prend le combiné et le porte à son oreille.
GABRIEL FOUQUET
Allo ! La résidence Mora ?...
Derrière lui, Lucien et les « marins » sont tous tournés vers lui,
et ne perdent pas une miette de la conversation.
VOIX ESPAGNOLE (voix off dans le téléphone)
Si señor. Digame ?
GABRIEL FOUQUET
Mademoiselle Claire Prévost.
VOIX ESPAGNOLE (voix off dans le téléphone)
Un secondo. Le pongo.
Un long silence.
CLAIRE (voix off dans le téléphone)
Allo ?... Allo ?... Mais enfin, qui appelle ?... Allo ?...
Mais répondez ! Qui est à l'appareil ?
Gabriel raccroche lentement sans répondre. Puis il reprend son
verre sur le comptoir, se dirige vers les deux bouteilles, remplit
son verre, d'abord de Picon, puis de bière, repose les bouteilles,
porte le verre à ses lèvres, et le boit lentement.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Même plan rapproché sur la fenêtre de la chambre d'Albert que
celui vu juste avant que Gabriel entre dans le café.
Albert est maintenant seul à scruter la rue derrière les rideaux.
Il laisse retomber le rideau et s'éloigne de la fenêtre.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Albert s'éloigne de la fenêtre dont il vient de laisser retomber
le rideau. Il se rapproche du miroir au-dessus de la cheminée,
miroir dans lequel on voit le lit, dans lequel Suzanne est
couchée. Il ouvre une boîte à bonbons posée sur la cheminée.
SUZANNE QUENTIN
Qu'est-ce qu'il peut bien faire là-bas ?
ALBERT QUENTIN
Chercher ce qu'on ne trouve plus chez nous.
SUZANNE QUENTIN
Tu regrettes ?
ALBERT QUENTIN
Pourquoi veux-tu que je regrettes ? J'ai mes bonbons, moi.
Il met un bonbon dans sa bouche. Il se rapproche lentement d'un
cadre accroché au mur à droite de la cheminée. Ce cadre montre une
photo d'Albert en uniforme colonial, posant devant un fleuve sur
lequel navigue une jonque. A droite de ce cadre, un autre cadre
montre une autre photo d'Albert devant le bastingage d'un bateau.
Derrière lui, sur le fleuve, navigue aussi une jonque. Albert
regarde longuement les photos, en croquant son bonbon.
A moitié assise dans son lit, Suzanne l'observe.
SUZANNE QUENTIN
Albert...
Albert regarde toujours les photos au mur.
ALBERT QUENTIN
Hmmm !...
Il se retourne.
Suzanne le regarde avec un pointe d'inquiétude dans les yeux.
SUZANNE QUENTIN
Allez, viens te coucher, va.
Mâchouillant toujours son bonbon, Albert s'éloigne des photos. La
caméra reste un temps en plan fixe sur les photos, puis la lumière
s'éteint dans la pièce.
CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT
Simone s'éloigne du comptoir avec un plateau chargé de verres de
vin. On entend beaucoup de brouhaha dans la salle. Simone passe
devant Madame Esnault, assise seule à la même table que
précédemment. La nappe a été enlevée, et une tasse de café est
posée devant la patronne. Il n'y a plus de joueurs autour du
billard, mais Joséphine est toujours assise seule à sa table à
côté du billard, donc légèrement surélevée par rapport à la salle.
Simone s'approche de la table des marins, qui sont tous pliés en
deux de rire. Seul Gabriel, en premier plan, ne semble pas
partager l'hilarité générale. Il verse le fond de la bouteille de
Picon dans son verre. En face de lui, Lucien rigole avec ses
clients. Simone pose son plateau en bout de table.
JOSÉPHINE
Moi, Hitler, tout ce que j'avais à lui reprocher, c'est ses
moustaches.
Au son de sa voix, il est évident que Joséphine a un peu trop bu.
Les rires, qui s'étaient interrompus pour la laisser parler,
reprennent de plus belle. Simone pose chaque verre devant son
destinataire. Au premier plan, Gabriel se lève lourdement, la
bouteille à la main. Il lève la bouteille en l'air.
GABRIEL FOUQUET
Une autre bouteille !
Simone s'approche de Gabriel, mais personne d'autre ne semble
s'intéresser à lui.
LUCIEN ESNAULT
Joséphine, raconte un peu à monsieur ce que tu faisais sous
l'occupation.
Simone prend la bouteille de la main de Gabriel et s'éloigne vers
le bar. Gabriel reste debout.
Plan moyen de Joséphine, le verre à la main.
JOSÉPHINE
J'écrivais à la Kommandantur, et je dénonçais tous les
malfaisants.
Éclats de rire en voix off.
JOSÉPHINE
Tiens, toi, je t'ai dénoncé plus de dix fois pour marché
noir. Mais ils ont jamais voulu me croire.
Contrechamp avec la caméra placé dans le dos de Joséphine, et
montrant la table des « marins » en contrebas. Gabriel est
toujours debout. Le client, qui était auparavant installé à la
table voisine, se tourne vers Gabiel.
LE CLIENT DE LA TABLE VOISINE
Quand on vous disait que c'était un phénomène !
Simone apporte une nouvelle bouteille de Picon à Gabriel, qui se
rassoit. Le « marin » au blouson de cuir lève son verre vers
Gabriel.
LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR
Et bien, m'sieur, à votre santé !
Plan moyen sur Gabriel qui verse de la bière dans son verre. On
entend des clients qui lui parlent en voix off, mais il est
difficile de savoir qui parle exactement.
UN CLIENT (voix off)
Voilà une tournée qui vous portera bonheur !
UN AUTRE CLIENT (voix off)
La première fois que vous venez à Tigreville, ben ce sera
pas la dernière ! On a vingt milles parisiens tous les
étés, ben y en avait même depuis avant la guerre.
Gabriel boit son verre par gorgées, le regard un peu vague.
UN AUTRE CLIENT (voix off)
Ah oui, c'est vrai.
Le début de la réplique d'un autre client est rendue
incompréhensible par le brouhaha ambiant.
UN AUTRE CLIENT (voix off)
Question iode, on craint personne, même pas Berck.
Plan sur la table des « marins ». Le vieux « marin » au blouson de
cuir pointe son doigt vers Gabriel.
LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR
Dans un journal, on nous appelle la Californie Normande.
Tous les autres « marins » approuvent. Le marin au blouson de cuir
lève son verre.
LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR
Messieurs !... A Tigreville !...
Tous lèvent leurs verres, y compris Lucien, en disant : « A
Tigreville !» Gabriel se lève, le verre à la main, et dit, d'une
voix un peu pâteuse :
GABRIEL FOUQUET
Messieurs... Votre accueil me bouleverse, mais ne saurait
égarer mon jugement. J'ai tout de même pas mal voyagé, ce
qui me permet de vous dire, en connaissance de cause, que
votre patelin est tarte comme il est pas permis et qu'il y
fait un temps de merde !
Il se penche sur la table pour parler plus près des visages des
« marins », qui éberlués par l'impertinence de Gabriel, reposent
lentement leurs verres sur la table.
LUCIEN ESNAULT
Je suppose que monsieur plaisante...
Gabriel se tourne vers lui.
GABRIEL FOUQUET
Absolument pas.
Le marin au blouson de cuir se lève pour faire face à Gabriel
LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR
Vous savez combien y a eu de jours de soleil en
Juillet ?... Dix-sept !
Gabriel rapproche son visage du sien.
GABRIEL FOUQUET
Soleil de mes fesses ! Vous savez pas ce que c'est que le
soleil ! Vous l'avez jamais vu, vous !
D'une bourrade, il repousse le marin, qui retombe sur ses amis sur
la banquette. Puis il monte sur « l'estrade » du billard. Arrivé
en haut des trois marches, il commence à danser le flamenco en
tapant du pied par terre, à la manière des danseurs espagnols.
Tous les clients du café le regarde, un peu subjugués par cette
démonstration inhabituelle d'ivresse.
Plusieurs gros plans sur les pieds de Gabriel en train de danser.
(NOTE - Lors des gros plans de pieds, ce n'est pas l'acteur Jean-
Paul Belmondo qui danse, mais il est doublé par un véritable
danseur de flamenco. C'est aussi la raison pour laquelle, sur la
plupart des autres plans, on ne voit que le haut du corps de
Gabriel, à partir de la taille.)
Gabriel saute de l'estrade sur la table de la patronne, qui ôte
prestement sa tasse de café, se lève et s'éloigne de la table.
Gabriel continue à danser sur la table.
A la fin de la démonstration de Flamenco, Gabriel saute à terre.
GABRIEL FOUQUET
C'est ça, le soleil !
Il s'avance, en titubant un peu, vers la table. D'un geste rapide
du bras, il balaie tous les verres posés sur la table.
GABRIEL FOUQUET
Ahhhh !... Mais je veux pas voir de verres vides.
Lucien se lève, et alpague Gabriel, aidé par l'un des « marins ».
Gabriel repousse Lucien. Tous les clients du bar se sont levés, et
se sont regroupés autour de Gabriel. Derrière lui, un homme le
pousse. Gabriel se retourne, près à se battre. Puis il se retourne
de nouveau vers Lucien, que sa femme retient par le bras. Il prend
une liasse de billets dans sa poche et les lance en l'air.
GABRIEL FOUQUET
Quieto !
UN MARIN
Il est peut-être armé !...
GABRIEL FOUQUET
Le monsieur paie !... Les gens de ma suite vont venir... ce
sont des gitans... traitez-les comme moi-même.
Lucien l'attrape par le col de sa veste.
LUCIEN ESNAULT
A coups de pompe dans le train que je vais vous traiter !
Gabriel le repousse avec force, repoussant aussi, en même temps,
tous les clients groupés derrière lui.
Il se plante devant la porte d'entrée.
GABRIEL FOUQUET
Arrière, les esquimaux ! Je rentre seul... le matador
rentre toujours seul. Plus il est grand, plus il est seul.
Je vous laisse à vos banquises, à vos igloos, à vos
pingouins. ¡
Il se tourne vers madame Esnault.
GABRIEL FOUQUET
Por favor Señora ! À quelle heure le train pour Madrid ?
LUCIEN ESNAULT
Dans cinq minutes ! Si tu te dépêches pas, tu le loupes !
Gabriel le regarde posément, se retourne lentement et ouvre la
porte. Lucien le pousse violemment dehors.
LUCIEN ESNAULT
Allez, ouste, avant que je me fâche !
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Poussé par Lucien, Gabriel sort du café en titubant. Il manque
s'étaler par terre, mais se redresse. La porte du café s'est
refermée. Gabriel se dirige vers l'hôtel en zigzaguant. Il manque
de nouveau s'étaler par terre, mais s'appuie sur le mur en face de
l'hôtel. Il attends un instant, puis reprend sa progression
hésitante vers l'hôtel. Finalement, il s'étale à plat ventre par
terre.
CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT
Dans le café, tous les clients sont toujours debout. Lucien
observe Gabriel en écartant le rideau de la vitrine. Il se tourne
vers le client au béret.
LUCIEN ESNAULT
Va l'aider à traverser la rue, il y arrivera jamais tout
seul.
L'homme au béret ouvre la porte et sort en refermant la porte
derrière lui.
LUCIEN ESNAULT
Le Picon-bière, ça pardonne pas. C'est de ça que mon pauvre
papa est mort ! Y a rien de plus traître !
Il reprend son observation derrière le rideau de la vitrine.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
L'homme au béret trotte vers Gabriel, toujours couché par terre au
milieu de la rue. Il l'aide à se relever.
L'HOMME AU BÉRET
Allons !...
GABRIEL FOUQUET
J'ai buté contre un piège à phoques !
L'HOMME AU BÉRET
Ah oui, mais c'est rien que ça ! Allez !...
Gabriel passe le bras autour des épaules de l'homme, qui l'aide à
marcher vers l'hôtel.
L'HOMME AU BÉRET
Appuie-toi sur mon épaule.
Gabriel le regarde en souriant et le pointe du doigt.
GABRIEL FOUQUET
T'as une bonne tête, toi !
Il lève les yeux vers l'hôtel.
GABRIEL FOUQUET
C'est la gare ?
L'HOMME AU BÉRET
Oui.
GABRIEL FOUQUET
Tu veux un billet de quai ?
L'HOMME AU BÉRET
Non, c'est pas la peine.
Gabriel se dégage de son étreinte, et se dirige vers la porte de
l'hôtel.
GABRIEL FOUQUET
Allez, Ciao !
L'homme au béret agite la main.
L'HOMME AU BÉRET
Bon voyage !
On entend, en bruit off, la porte de l'hôtel qui se referme
lourdement.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Suzanne et Albert dorment dans leur lit. On entend des bruits de
pas mal assurés. Suzanne se redresse brusquement sur le lit.
SUZANNE QUENTIN
C'est lui, c'est lui qui rentre.
Albert ne bouge pas.
ALBERT QUENTIN
Hmm !...
Les bruits de pas hésitants continuent. Puis un bruit de chute
prolongée, comme quelqu'un qui dévale un escalier. Suzanne se
tourne vers Albert.
SUZANNE QUENTIN
Tu vois ce que je te disais.
Albert bouge lentement dans le lit.
ALBERT QUENTIN
Oh, merde !
Il s'extirpe lentement de sous ses draps, s'assoit sur le rebord
du lit, allume sa lampe de chevet, puis se lève. Suzanne le
regarde traverser la chambre. On entend le bruit de la porte qui
s'ouvre, puis qui se ferme en claquant.
HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT
Plan en contre-plongée d'Albert, en pyjama, arrivant sur le palier
de l'étage. Il regarde dans la pénombre en contrebas, puis il
allume la lumière pour mieux voir.
Plan en plongée de Gabriel étalé sur le dos au pied de l'escalier.
Il se redresse légèrement et ricane bêtement.
GABRIEL FOUQUET
Salut, papa !
Par signe, il explique sa chute, tout en continuant à ricaner.
Albert descend l'escalier.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Gabriel s'accroche des deux mains à la rampe pour essayer de se
relever, mais n'y arrive pas. Albert arrive à sa hauteur.
ALBERT QUENTIN
Et ben, qu'est-ce qui vous arrive ?
Il l'aide à se relever.
GABRIEL FOUQUET
J'ai voulu descendre du train en marche.
Il est enfin debout.
ALBERT QUENTIN
Oh, ben oui, ça doit être ça !... Allez, tenez-vous bien.
Il le soutient pour l'aider à monter l'escalier. Gabriel fait
trois pas, puis rate une marche.
ALBERT QUENTIN
Attention !... Allez...
HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT
Plan en légère plongée, montrant Albert et Gabriel gravissant les
dernières marches de l'escalier.
GABRIEL FOUQUET
Ah, mon vieux papa !... Heureusement que je t'ai, hein ?
Il viennent d'atteindre le palier.
GABRIEL FOUQUET
Ça t'ennuie pas que je t'appelle papa ?
ALBERT QUENTIN
Ben non, ça m'ennuie pas.
Il le guide le long du couloir.
GABRIEL FOUQUET
On va aller boire un petit verre, tous les deux, sans rien
dire à personne.
ALBERT QUENTIN
Merci, mais moi, je ne bois pas.
Ils viennent de dépasser la chambre d'Albert. La porte s'ouvre et
Suzanne apparaît, en chemise de nuit. Gabriel se retourne.
GABRIEL FOUQUET
Oh ben, la señora, là, elle a peut-être envie d'aller
porter un toast à...
Albert le tient à bout de bras plaqué contre le mur.
ALBERT QUENTIN
La señora, elle a surtout envie de roupiller. Allez...
Il le laisse appuyé contre le mur, pendant qu'il ouvre la porte de
sa chambre. Gabriel fait un petit signe de la main et un sourire
niais à Suzanne, qui rentre précipitamment dans sa chambre.
HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT
Albert allume la lumière dans la chambre, puis traverse le
couloir, pour récupérer Gabriel, toujours appuyé contre le mur.
ALBERT QUENTIN
Allez...
Soutenu par Albert, Gabriel entre dans sa chambre.
GABRIEL FOUQUET
Viens, je t'emmène au Prado... Tu connais le Prado ?...
Albert le guide vers son lit.
ALBERT QUENTIN
Un jardin avec un musée dessus. Oh, ben, c'est pas des
trucs à me faire relever la nuit, ça.
Il appuie Gabriel contre la rambarde au pied du lit, puis se
dirige vers la tête du lit, pour rabattre le couvre-lit.
GABRIEL FOUQUET
Claire et moi, on y allait tout le temps. On prenait deux
Prado, et on avait des rêves pour cent ans.
Il se tourne vers Albert, qui finit de rabattre le couvre-lit.
GABRIEL FOUQUET
Et Claire... Tu vas me dire que tu la connais aussi, peut-
être ?...
Albert le prend par le torse et le guide vers le lit.
ALBERT QUENTIN
C'est votre amie ?
Gabriel hoche la tête.
GABRIEL FOUQUET
Ouais, c'est mon amie... une amie qui s'est tirée !...
C'est pas gentil, ça !
Albert vient de réussir à l'assoir sur le lit.
ALBERT QUENTIN
Allez !...
GABRIEL FOUQUET
Pas beau ! Alors, tu vois, tu pas refuser de boire avec un
type qu'a plus d'amie.
Albert le couche sur le lit.
ALBERT QUENTIN
Mais je vous ai déjà dit que je ne buvais pas. Allez...
Là...
Il se relève et se dirige vers la porte.
ALBERT QUENTIN
Maintenant, je vais éteindre, et vous allez dormir, hein ?
Gabriel se redresse brusquement sur son lit.
GABRIEL FOUQUET
Non !
Il tend la main vers Albert.
GABRIEL FOUQUET
J'ai une meilleure idée. Je vais faire monter deux Xérès.
Il se recouche et appuie sur la sonnette du service en chambre.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Plan moyen du mur, près de l'entrée du restaurant, mur sur lequel
est fixé un gros tableau de contrôle avec une voyant lumineux pour
chaque chambre. Une sonnette résonne et le voyant correspondant à
la chambre n° 8 s'allume.
HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT
Plan en plongée du palier du premier étage, vu du plafond au-
dessus de l'escalier. Une porte s'ouvre et une jeune femme en
chemise de nuit vient s'accouder à la rambarde. Il s'agit de
Marie-Jo, l'employée résidente de l'hôtel.
MARIE-JO
Ben, qu'est-ce qu'y a ? Qu'est-ce qui se passe ?
Elle lève les yeux vers le plafond.
Plan moyen du couloir. Albert sort de la chambre de Gabriel et
fait un pas hors de la chambre.
MARIE-JO (voix off)
Qui est-ce qui a sonné ?
ALBERT QUENTIN
Personne... Retournez vous coucher, Marie-Jo.
HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT
Albert rentre dans la chambre et referme la porte. Gabriel le
rejoint près de la porte.
GABRIEL FOUQUET
Je vais inviter la patronne à prendre un verre.
Albert le repousse vers l'intérieur de la chambre.
ALBERT QUENTIN
Elle dort, la patronne. Tout le monde dort. Allez...
Il le prend par le bras et le guide vers son lit.
GABRIEL FOUQUET
Les manières se perdent. On s'est jamais couché si tôt à
Madrid.
Arrivé devant l'armoire à glace, il se retourne vers Albert.
GABRIEL FOUQUET
J'espère qu'elle me fera tout de même la grâce d'assister à
mes débuts aux Arènes Monumentales.
ALBERT QUENTIN
Je lui ferai part de votre aimable invitation.
Gabriel se tourne vers la glace et regarde son reflet.
GABRIEL FOUQUET
Y aura du monde... Luis Miguel attire toujours la foule...
Y a longtemps que je rêve de triompher à Madrid... Le
public sera exigeant... surtout derrière Miguelito.
Il se tourne vers Albert, qui le regarde avec une tendresse mêlée
de nostalgie.
GABRIEL FOUQUET
Je vais être obligé de prendre des risques.
ALBERT QUENTIN
Et bien, j'espère que tout se passera bien.
Gabriel marche vers le milieu de la chambre. Il parle avec de
grands gestes et une voix passionnée.
GABRIEL FOUQUET
Je mettrai mon costume blanc... celui de mes débuts. Vous
vous souvenez de cette Novillada de Tolède ? Ce vent froid,
ce public affreux... et ce taureau qui voulait pas mourir.
Mais depuis, j'en ai estoqué plus de cent... Je suis le
plus grand matador français... Gabriel Fouquet, plus grand
que Pierre Schul... Yo soy unico !
D'un geste vif, il ramasse la nappe sur la table, et commence à
tournoyer dans la chambre, se servant de la nappe comme de la cape
d'un matador, faisant des passes à un taureau imaginaire. Il
prononce les paroles rituelles des matador en espagnol. Albert
s'assoit sur une chaise pour le regarder. A la fin de sa courte
prestation, Gabriel se tourne vers Albert, gardant la nappe à la
main dans la position figée de la cape du matador.
GABRIEL FOUQUET
Ça vous intéresse, papa ?
ALBERT QUENTIN
Peut-être...
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce qui vous intéresse ?... Le matador, le taureau,
où l'Espagne.
Plan rapproché sur la nappe, qui tourne, découvrant Albert en plan
moyen.
ALBERT QUENTIN
Le voyage... votre façon de voyager.
Gabriel pose la nappe et s'assoit sur le lit.
GABRIEL FOUQUET
Ah ! Ça, c'est un secret.
ALBERT QUENTIN
Oh, la-la ! Le véhicule, je le connais, je l'ai déjà pris.
Et c'était pas un train de banlieue, vous pouvez me croire.
Monsieur Fouquet, moi aussi, il m'est arrivé de boire. Et
ça m'envoyait un peu plus loin que l'Espagne. Le Yang-Tsé-
Kiang, vous avez déjà entendu parler du Yang-Tsé-Kiang ? Ça
tient de la place dans une chambre, moi, je vous le dis.
GABRIEL FOUQUET
Sûr... Et alors ?... Deux Xérès ?...
Albert hoche négativement la tête.
ALBERT QUENTIN
Je ne bois plus. Je croque des bonbons.
GABRIEL FOUQUET
Et ça vous mène loin ?
ALBERT QUENTIN
En Chine, toujours... mais plus la même. Maintenant, c'est
une espèce de Chine d'antiquaire. Quant à descendre le
Yang-Tsé-Kiang en une nuit, c'est hors de question.
Pfft !... Un petit bout par-ci, un petit bout par-là... Et
encore, pas tous les soirs.
Il sourit.
ALBERT QUENTIN
Les sucreries font bouchon.
Il se lève.
ALBERT QUENTIN
Allez... Bonsoir.
Il fait deux pas vers la porte.
GABRIEL FOUQUET
Papa !
Albert se retourne vers le lit, sur lequel Gabriel est toujours
assis.
ALBERT QUENTIN
Oui ?...
Gabriel écarte les bras.
GABRIEL FOUQUET
Je crois que j'ai raté mon train pour Madrid !
Il retombe à plat ventre sur le lit. Albert le regarde.
ALBERT QUENTIN
Monsieur Fouquet, quand on a les rêves que vous avez dans
la tête, on ne se tourmente pas pour un train raté.
Il se rapproche du lit, et prend la rambarde du pied de lit à deux
mains.
ALBERT QUENTIN
Savez-vous à qui vous me faites penser ? A un de ces singes
égarés, comme on en rencontre en Orient au moment des
premiers froids...
Il regarde Gabriel avec plus d'attention et s'aperçoit qu'il s'est
endormi. Il se retourne et se dirige lentement vers la porte. Il
éteint la lumière, ouvre la porte, sort de la chambre et referme
la porte derrière lui.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Albert entre dans la chambre et referme la porte derrière lui.
Suzanne est assise dans le lit.
SUZANNE QUENTIN
Alors, qu'est-ce qui lui est arrivé ?
ALBERT QUENTIN
Oh, rien, il a bu un coup de trop, c'est tout.
Il s'assoit sur le bord du lit pour enlever ses pantoufles.
SUZANNE QUENTIN
Vous avez parlé de quoi ?
ALBERT QUENTIN
Offf !... De singes... De singes et de singerie...
Il se glisse sous les draps. Suzanne en fait autant.
ALBERT QUENTIN
Allez...
Il éteint sa lampe de chevet. Suzanne garde les yeux grand
ouverts. Elle semble songeuse.
Fondu au noir.
TIGREVILLE - LE PORT - EXTÉRIEUR JOUR
Plan moyen de la voiture d'Albert, une DS break. Albert vient de
se garer à côté d'un « cube » Citroën, et sort du véhicule. Il
porte une épaisse parka à col de fourrure, style « canadienne ».
Il marche le long du bassin du port et passe devant des bateaux de
pêches amarrés à quai.
Plan d'ensemble de la partie du port, où les pêcheurs débarquent
leur poisson. Albert enjambe une amarre, et continue son chemin,
passant devant un pêcheur vendant son poisson à la criée.
Plan moyen sur des cageots de poissons. Deux femmes sont en train
de les trier, les répartissant dans les cageots.
LE MARIN
Hé !... T'as vu mes dorades ?...
Albert serre distraitement la main du marin et continue à circuler
entre les étals de poissons. Chaque marin-pêcheur a disposé sa
pêche sur une planche posée sur deux tréteaux, tout le long du
quai. Albert s'approche d'un autre étal et serre la main du marin.
Apparemment, concentré sur les cageots de poisson, il n'a pas vu
Lucien, debout, les mains dans les poches, à l'extrémité de l'étal
LE MARIN
Salut.
ALBERT QUENTIN
Combien, ces rougets ?...
LUCIEN ESNAULT
Ils sont bien, mais ils sont retenus. Toi aussi, je te
retiens. Je te remercie pour la soirée d'hier.
Le marin suit la conversation en regardant alternativement Lucien
et Albert.
ALBERT QUENTIN
Quelle soirée ?
LUCIEN ESNAULT
Oh, fais pas celui qui comprend pas. Ton client, là, ton
Espagnol. Douze verres cassés, ça te dit rien ?
ALBERT QUENTIN
Dis donc, toi. Primo, ça fait quinze ans que je t'interdis
de me parler. Deuxio, si tu voulais pas qu'il boive,
t'avais qu'à pas le servir.
LUCIEN ESNAULT
Alors, là, monsieur Quentin, je te rétorque que primo, je
l'ai viré. Deuxio, des ivrognes, il y en a assez dans le
pays, sans que tu les fasses venir de Paris !
ALBERT QUENTIN
Un ivrogne ?
LUCIEN ESNAULT
Oh ben un peu, oui ! Même que le père Bardasse, qui boit
quinze Pastis par jour, il en revenait pas.
ALBERT QUENTIN
Ahh ! Parce que tu mélanges tout ça, toi, mon Espagnol,
comme tu dis, et le père Bardasse, les Grands-Ducs et les
boit-sans-soif !
Il se rapproche de Lucien.
LUCIEN ESNAULT
Les Grands-Ducs ?
ALBERT QUENTIN
Oui, monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs, ceux
avec qui tu buvais le coup dans le temps et qui ont
toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et
toi, ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs.
Ils sont à cent milles verres de vous. Eux, ils tutoient
les anges !
Il s'éloigne de Lucien.
LUCIEN ESNAULT
Excuse-moi, mais, nous autres, on est encore capable de
tenir le litre sans se prendre pour Dieu le Père.
Albert se retourne.
ALBERT QUENTIN
Mais... c'est bien ce que je vous reproche. Vous avez le
vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous méritez
pas de boire. Tu te demandes pourquoi il picole,
l'Espagnol ? C'est pour essayer d'oublier les pignoufs
comme vous !
Il se tourne vers le marin, toujours debout et stoïque derrière
son étal.
ALBERT QUENTIN
Combien qu'il fait, ton lot de rougets, là ?
Plan rapproché sur trois cageots plein de rougets, posés sur de la
glace pilée sur l'étal du marin.
LE MARIN (voix off)
Trois cents francs le kilo.
Plan d'ensemble sur l'étal du marin (vu de dos) avec le port
derrière Albert.
LUCIEN ESNAULT
Je te préviens : j'en ai retenu la moitié.
ALBERT QUENTIN
Et bien, moi, je prends le tout. Allez, emballe-le moi, je
vais venir le prendre.
Il s'éloigne lentement.
LUCIEN ESNAULT
Décidément, on peut plus causer de rien, avec toi, tiens.
Albert, avant de quitter l'étal, se retourne une dernière fois
vers Lucien.
ALBERT QUENTIN
T'es trop con !
Albert s'éloigne lentement, les mains dans les poches. Lucien
s'éloigne aussi, dans la même direction qu'Albert, mais à
distance.
HOTEL STELLA - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR
Plan rapproché sur le tableau d'appel des chambres. Le voyant n° 8
s'allume et sonne. En-dessous du tableau, un plan de travail, sur
lequel un plateau de petit-déjeuner est posé. Marie-Jo apporte une
grosse cafetière en métal, qu'elle pose sur le plateau. Elle prend
le plateau et sort de la cuisine vers la salle à manger.
La caméra reste dans la cuisine et suit Marie-Jo qui traverse la
salle à manger vers le vestibule. Assise à une table, Suzanne est
occupée à gérer la paperasserie de l'hôtel. Elle tourne légèrement
la tête vers Marie-Jo.
SUZANNE QUENTIN
Ah, tout de même !
Marie-Jo ne s'arrête pas et continue son chemin vers la porte
ouverte du vestibule de réception. A travers les vitres de la
salle à manger, on la voit monter l'escalier.
HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR JOUR
La porte s'ouvre et Marie-Jo entre, tenant son plateau à deux
mains. Elle se dirige vers le lit, sur lequel Gabriel est affalé,
tout habillé. Il a même encore ses chaussures ! Il a juste rabattu
le couvre lit en partie sur lui, et surtout sur sa tête. Marie-Jo
s'arrête devant le lit.
MARIE-JO
Monsieur ?
Gabriel se retourne lentement, découvrant son visage, encore
bouffi de sommeil... Il regarde le plateau d'un air un peu
dégoûté.
GABRIEL FOUQUET
Ohhh non ! Pas ça ! Montez-moi un Vichy.
Marie-Jo se retourne et se dirige vers la porte.
GABRIEL FOUQUET
Hé !...
Marie-Jo s'arrête et se retourne. Gabriel s'assoit sur le lit, les
jambes pendantes par-dessus la rambarde au pied du lit.
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce qu'on raconte dans la maison ?
MARIE-JO
A propos de quoi ?
GABRIEL FOUQUET
Hier soir.
MARIE-JO
Oh, Monsieur Quentin, y parle jamais de ces choses-là,
hein. Pour lui, hier, c'est hier.
Gabriel regarde Marie-Jo, les bras croisés.
GABRIEL FOUQUET
Et aujourd'hui, c'est aujourd'hui. Votre patron personnifie
le bon sens. Bon, je descends.
Il descend lentement du lit. Marie-Jo sort de la chambre et
referme la porte derrière elle.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR JOUR
La porte d'entrée est ouverte, et on aperçoit la voiture d'Albert,
garée devant l'hôtel. Albert entre portant un cageot de rougets.
Il longe l'escalier, et entre par l'autre porte de la salle à
manger, située derrière l'escalier. Dans la pièce, on aperçoit
Suzanne, les mains sur les hanches, qui regarde les quatre cageots
de rougets déjà empilés par terre ! Derrière Suzanne, les portes
des chambres froides.
SUZANNE QUENTIN
Mais t'es complètement fou. Qu'est-ce qu'on va faire de
tout ça ?
Albert pose le dernier cageot sur la table. Sur la droite du
champ, on aperçoit Gabriel qui descend l'escalier.
ALBERT QUENTIN
J'en sais rien, mais je veux pas me laisser emmerder par
Monsieur Esnault.
Il ouvre la porte d'une chambre froide, au moment où Gabriel
s'encadre dans la porte ouvert de l'office.
ALBERT QUENTIN
Et l'autre, il est descendu ?
Il se retourne et voit Gabriel.
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR
Albert est debout devant la porte ouverte de la chambre froide,
dans laquelle, posés sur des étagères, on aperçoit des bouteilles,
du lait, des yaourts.
ALBERT QUENTIN
Vous avez besoin de quelque chose, Monsieur Fouquet ?
Il ouvre une autre porte de la chambre froide.
La caméra est maintenant placée dans la chambre froide. On voit
Albert par la porte qui vient de s'ouvrir, et Gabriel par la porte
déjà ouverte. Gabriel s'approche d'Albert.
GABRIEL FOUQUET
Je voulais vous demander pour hier soir...
Albert fait de la place dans la chambre froide pour y déposer ses
poissons. Il enlève des plats vides.
ALBERT QUENTIN
Me demander quoi ?
GABRIEL FOUQUET
J'ai pas fait trop de foin ?
Albert pose les plats vides sur la table
ALBERT QUENTIN
Non, pas trop.
GABRIEL FOUQUET
Tant mieux. On a beaucoup bavardé. J'ai pourtant pas la
mémoire des noms, mais y en a un qui m'est resté gravé
là...
Il désigne sa tempe.
GABRIEL FOUQUET
... le Yang-Tsé-Kiang.
Albert ouvre une troisième porte, découvrant Suzanne, qui regarde
Gabriel, le visage inquiet, puis se tourne vers Albert.
GABRIEL FOUQUET
J'ai toujours retenu les choses compliquées, comme
anticonstitutionnellement... la dictée de Mérimée, les rois
d'Égypte. J'y ajouterai le Yang-Tsé-Kiang.
Albert dépose un plat contenant des rougets sur une étagère de la
chambre froide. Marie-Jo passe derrière eux, portant le plateau du
petit-déjeuner de Gabriel. Suzanne regarde l'intérieur de la
chambre froide sans la voir, les yeux dans le vague. Albert
referme la troisième porte de la chambre froide, cachant Suzanne.
Il pose un autre plat de rougets sur une étagère.
ALBERT QUENTIN
Monsieur Fouquet, je m'excuse, mais y a des heures pour
bavarder et des heures pour travailler.
Il referme la porte, disparaissant à notre vue. Seule reste
ouverte la porte derrière laquelle Gabriel est toujours debout,
les mains dans les poches.
GABRIEL FOUQUET
Oh, moi, les heures, vous savez... Le principal, c'est que
je vous aie pas contrarié.
Albert referme la dernière porte.
Plan moyen sur Albert fermant la porte de la chambre froide, avec
Suzanne derrière lui, qui l'observe, le regard inquiet.
ALBERT QUENTIN
Ohhh ! Rassurez-vous. Pour me contrarier, faut se lever de
bonne heure, ou se coucher beaucoup plus tard.
Il tire un cageot de rougets vers lui. Gabriel sourit, se retourne
et sort de la salle à manger. Suzanne s'approche de la porte et le
regarde traverser la réception.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR
Gabriel sort de l'hôtel, referme la porte, et se dirige vers le
Café Normand. Il est déjà presque arrivé au café lorsque la porte
de l'hôtel s'ouvre de nouveau. Suzanne, qui a déjà son écharpe
autour du cou, sort en enfilant son manteau. Au loin, on voit
Gabriel qui passe devant le café sans s'arrêter et continue dans
la rue, disparaissant à nos yeux. Suzanne finit d'enfiler son
manteau et court vers lui.
Contrechamp sur Suzanne, qui trottine en enfilant ses gants.
Lorsqu'elle tourne le coin de la rue, elle se trouve nez à nez
avec Gabriel qui achète des journaux. Il paie la marchande, qui
rentre dans sa boutique, sourit et s'approche de Suzanne.
GABRIEL FOUQUET
Alors, madame Quentin, on espionne l'aimable clientèle ?
SUZANNE QUENTIN
Monsieur Fouquet...
Il lui montre le journal qu'il tient à la main.
GABRIEL FOUQUET
Les assassins, les voleurs, ils se nourrissent de journaux.
L'homme traqué est obligé de se tenir au courant de tout.
Depuis cette manie des portraits-robots, je suis obligé de
changer de tête tous les jours. Je m'étais fait, je crois,
hier, la tête de l'homme qui boit. Demain, de quoi sera-t-
il fait ?...
SUZANNE QUENTIN
Je vois que vous aimez la plaisanterie.
Il s'éloigne d'elle, et continue sa promenade dans la rue qui
descend vers la mer. Elle le suit.
SUZANNE QUENTIN
Ça vous ennuie que nous fassions quelques pas ?
GABRIEL FOUQUET
Je vous en prie.
SUZANNE QUENTIN
Monsieur Fouquet, vous comptez rester longtemps chez nous ?
Cette question vous surprend peut-être...
GABRIEL FOUQUET
Elle me surprend d'autant moins que votre mari me l'a déjà
posée hier soir.
SUZANNE QUENTIN
Et qu'est-ce que vous lui avez répondu ?
Gabriel sort une cigarette d'un paquet et la met dans sa bouche.
GABRIEL FOUQUET
Que j'en savais rien.
SUZANNE QUENTIN
Ah !... Remarquez, si vous devez rester que deux ou trois
jours, je n'ai rien à vous dire, mais si vous comptez
rester davantage...
Gabriel allume sa cigarette. Suzanne s'arrête de marcher, et
Gabriel s'arrête aussi.
SUZANNE QUENTIN
Comment vous expliquer ?... Cette nuit, Albert vous a parlé
du Yang-Tsé-Kiang. Et ben, il faut pas, c'est mauvais pour
lui.
Elle se remet en marche, et Gabriel aussi.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Il sont arrivé en bordure de mer. Le temps est très brumeux, et on
distingue à peine la mer.
SUZANNE QUENTIN
Vous devez me prendre pour une folle. Je voulais pas vous
dire ça comme ça.
Gabriel saute sur un banc.
GABRIEL FOUQUET
Monsieur Fouquet, nous sommes un ménage heureux, foutez-
nous la paix.
Du haut du banc, il se penche vers elle.
GABRIEL FOUQUET
C'est ça, la formule brutale ?
SUZANNE QUENTIN
Oui...
Gabriel descend du banc, et s'approche de la rambarde qui
surplombe la plage. Suzanne le rejoint.
Plan rapproché de Gabriel appuyé des deux mains sur la rambarde.
Suzanne s'accoude sur la rambarde, et regarde Gabriel, qui ne la
regarde pas, mais regarde au loin vers la mer embrumée.
SUZANNE QUENTIN
Je voudrais que vous compreniez. Albert est devenu parfait.
J'ai peur que vous lui redonniez le goût des voyages. Il
pourrait penser que vous allez en Chine sans lui.
GABRIEL FOUQUET
En Espagne, madame.
SUZANNE QUENTIN
Pardon ?
GABRIEL FOUQUET
Moi, c'est l'Espagne.
Il se tourne vers elle.
GABRIEL FOUQUET
Voyez, vous pouvez dormir tranquille.
Il s'éloigne de la rambarde. Suzanne reste songeuse et
BREDOUILLE :
SUZANNE QUENTIN
Évidemment, si c'est l'Espagne...
Gabriel descend, par un escalier, vers la plage, loin en
contrebas. Suzanne se penche par-dessus la rambarde qui surplombe
l'escalier.
SUZANNE QUENTIN
Monsieur Fouquet, sans indiscrétion, vous êtes venu à
Tigreville pourquoi ?
Gabriel s'arrête à mi-chemin dans l'escalier et relève la tête
vers elle.
SUZANNE QUENTIN
Pour vous reposer ? Pour vos affaires ?
GABRIEL FOUQUET
Pour achat, je cherche un magasin de confection. Vous
connaissez ça ?
SUZANNE QUENTIN
Euh... Ça dépend... Pour homme ou pour femme ?
GABRIEL FOUQUET
Pour fillette.
SUZANNE QUENTIN
Et ben, vous pourriez aller chez Landru. On l'appelle comme
ça à cause de sa barbe et de ses deux femmes qui sont
mortes.
Elle lui indique le chemin de la main.
SUZANNE QUENTIN
Vous longez la plage, c'est dans la première rue qui monte.
« Au Chic Parisien ».
GABRIEL FOUQUET
Merci.
Gabriel se retourne et reprend sa descente vers la plage.
Suzanne le regarde partir avec un air songeur. Elle met les mains
dans ses poches et s'éloigne de la rambarde.
AU CHIC PARISIEN - EXTÉRIEUR JOUR
Gros plan sur le haut de la devanture du magasin. En grosses
lettres, sur toute la longueur de la devanture, il est écrit « Au
Chic Parisien ». En plus petit, à droite, il est écrit :
« Frivolités », et à gauche : « Nouveautés ». Entre la vitrine et
la porte d'entrée , est accrochée une enseigne publicitaire du
« Journal de Mickey ». Un zoom arrière nous fait découvrir le
reste de la devanture. Sur le côté droit de la vitrine, un panneau
publicitaire des « Laines du Pingouin » voisine avec d'autres
panneaux plus petits. En vitrine, un assortiment assez hétéroclite
d'accessoires de plage, de vêtements et autres objets variés.
Panoramique vers la rue qui remonte de la mer. Gabriel y marche
d'un pas décidé, venant vers le magasin.
Il ouvre la porte, constellée de cartes postales, que l'on voit à
travers la vitre. Sur la partie basse de la porte, où il n'y a pas
de vitre, une gros panneau publicitaire de « Pierrot Gourmand ».
AU CHIC PARISIEN - INTÉRIEUR JOUR
L'intérieur du magasin a un aspect de « caverne d'Ali Baba », où
les jouets voisinent avec les vêtements, les cartes postales, les
ustensiles de cuisine, des roues de vélo, des masques de carnaval,
un arrosoir...
Gabriel entre et referme la porte derrière lui. On entend des
bruits, puis une voix qui dit :
LANDRU (voix off)
Blanchette...
Gabriel fait deux pas dans la boutique.
GABRIEL FOUQUET
Y a quelqu'un ?
Dans un miroir, on voit le propriétaire des lieux qui s'approche,
tenant un lapin blanc dans les bras.
LANDRU
Ma Blanchette, petite coquine ! Hein ? Tu t'es échappée !
« Landru » se dirige vers un grand clapier contenant d'autres
lapins. Il est chauve avec une couronne de cheveux sur l'arrière
du crâne, et une grande barbe qui le fait, en effet, ressembler
vaguement au célèbre assassin de femmes.
A côté du clapier, deux grandes caisses, sur lesquelles sont
inscrits, en lettres majuscules : « Matériel pour Feux
d'Artifice » et « Danger Explosifs ». Et, à côté, une malle
métallique, marqué « Fougasse Marrons ».
LANDRU
C'est pas gentil, ça, hein ! Allez, va retrouver tes petits
amis.
Il va pour déposer le lapin dans le clapier, lorsqu'il entend
Gabriel toussoter derrière lui. Il se retourne, avec le lapin
blanc dans les bras.
LANDRU
Vous vouliez quelque chose, monsieur ?
GABRIEL FOUQUET
Je voudrais un vêtement chaud, un pull-over, pour fillette.
LANDRU
Fillette ?...
Il ouvre le clapier, dépose le lapin à l'intérieur, referme le
clapier et se tourne vers Gabriel.
LANDRU
Fillette ?... Il y a bien longtemps que je ne fais plus
dans la fillette. Quel âge ?
GABRIEL FOUQUET
Dix ans.
LANDRU
Dix ans fort, ou dix ans faible ?
GABRIEL FOUQUET
Plutôt faible.
LANDRU
Vous ne dites pas ça pour me faire plaisir ?
Il déplace une échelle.
LANDRU
Parce que, là, j'ai peut-être votre affaire.
Il grimpe sur l'échelle.
Gabriel lève les yeux, intrigué par ce que Landru est en train de
dénicher dans ses réserves supérieures. Landru redescend portant
un pull-over de taille enfant sur un cintre. Le pull-over, dont on
ne peut déterminer la couleur (le film est en noir et blanc), est
décoré d'alignements horizontaux de losanges de couleur sombre,
sur un fond clair. Il peut s'ouvrir dans sa partie supérieure
grâce à trois boutons, et il a un petit col de couleur sombre.
LANDRU
Cher monsieur, nous vous attendions depuis trente ans.
Landru s'est arrêté sur l'un des derniers barreaux de son échelle.
GABRIEL FOUQUET
Qui ça, nous ?
LANDRU
Lui et moi.
Il descend les derniers barreaux.
LANDRU
Regardez-moi ça.
Il tend le pull à Gabriel, qui l'examine, pendant que Landru va
ranger son échelle.
GABRIEL FOUQUET
J'ai peur quand même qu'il soit un peu grand.
Landru, qui a dépose son échelle contre un mur couvert d'étagères,
se tourne vers lui.
LANDRU
Ah ! Ah ! J'étais sûr que vous croiriez ça. Tout le monde
croit ça. Vous ne connaissez pas les laines du Queensland ?
GABRIEL FOUQUET
Non, mais je connais ma fille.
LANDRU
Écoutez-moi bien, monsieur. Non seulement, ce pull-over
n'est pas trop grand, mais il ne peut pas l'être. Vous ne
me demandez pas pourquoi ?.... Parce qu'il a été tricoté
sur mesure pour une naine. Oui, naturellement, Puppy
Schneider, ça ne vous dit rien ?
GABRIEL FOUQUET
Ma foi non.
Landru lui tapote l'épaule, et s'éloigne. Gabriel le suit des
yeux.
LANDRU
Vous êtes trop jeune.
Il s'est approché d'un meuble sur lequel sont posés des masques.
Sur le mur derrière le meuble, une série de photos de mode.
LANDRU
Puppy Schneider... Il n'y en avait que pour elle, dans les
mondanités des années vingt.
Il prend l'un des masques sur le meuble, représentant une jeune
femme coiffé d'un étrange chapeau.
LANDRU
Un millionnaire Américain...
Il retourne un autre masque, accroché sur un poteau vertical, et
qui représente un homme avec une grand barbe blanche.
LANDRU
... Walter Krutchen, l'avait vue dans un cirque et en était
tombé fou. Les grands hommes ont toujours aimé les petites
femmes, mais à ce point-là, avouez que c'est rare.
Gabriel l'écoute en souriant, assis sur l'une des caisses
d'explosifs.
Landru repose le masque sur le meuble, et l'autre masque s'est
retourné tout seul. Il désigne le pull du doigt.
LANDRU
C'est lui qui m'avait commandé ce pull-over, d'après une
maquette de Van Dongen.
Il se rapproche de Gabriel.
LANDRU
La-dessus, le krach de Wall Street, en 29. Le Krutchen
s'est suicidé, comme vous et moi. La Puppy est retournées à
son cirque, et le pull-over m'est resté sur les bras.
Il ricane.
LANDRU
C'est pour vous dire que ce n'est pas l'acquisition
banale... pas le vêtement de tout le monde.
Gabriel examine le pull de plus prêt.
GABRIEL FOUQUET
Mais vous êtes sûr que Puppy Schneider ne l'a pas porté ?
Il tend la main, comme s'il prêtait serment.
LANDRU
Juré.
GABRIEL FOUQUET
Vous avez beaucoup de choses comme ça, qui datent un peu ?
Landru regarde autour de lui avec des yeux un peu inquiétants.
LANDRU
Des choses insoupçonnables. Ainsi, devinez un peu sur quoi
vous êtes assis.
Gabriel se lève d'un bond.
LANDRU
N'ayez pas peur !
Un chat saute sur la caisse d'explosifs que Gabriel vient de
quitter, puis disparaît derrière la caisse. Landru ricane.
LANDRU
Le malin !... Encore une commande Walter Krutchen pour
l'anniversaire de Puppy.
Il prend le bras de Gabriel et l'entraîne vers le devant de la
boutique.
LANDRU
De quoi illuminer toute une ville. Pschhh !... Cher
monsieur, au plaisir.
Il passe derrière sa caisse et prend le pull des mains de Gabriel.
LANDRU
Et si un jour, vous avez besoin de quoi que ce soit, je dis
bien de quoi que ce soit...
GABRIEL FOUQUET
Je ne commettrai pas la folie de m'adresser ailleurs,
soyez-en sûr.
Landru emballe le pull.
GABRIEL FOUQUET
Vous ferez porter ma note à l'hôtel Stella.
Landru donne le paquet à Gabriel.
LANDRU
Ça ne presse pas.
Gabriel se dirige vers la sortie de la boutique.
LANDRU
Cher monsieur, au plaisir.
Landru suit Gabriel avec un regard un peu inquiétant.
AU CHIC PARISIEN - EXTÉRIEUR JOUR
Gabriel sort du magasin avec son paquet à la main. Il fait trois
pas dans la rue, mais se retourne car la porte du magasin vient de
s'ouvrir de nouveau. Landru sort, son chapeau sur la tête, et
ferme la porte à clef.
GABRIEL FOUQUET
Vous fermez déjà ?
LANDRU
Vous m'avez bien dit de porter votre note ? Chose promise,
chose due.
Il enlève son chapeau, et s'éloigne vers le centre ville. Gabriel
sourit et s'éloigne lui aussi.
UN CHEMIN FORESTIER - EXTÉRIEUR JOUR
Gabriel marche sur un chemin carrossable, bordé de chaque côté par
des arbres. Il a toujours ses journaux et le paquet de Landru à la
main. Sur la droite de Gabriel, à travers la végétation, on
distingue un grand mur de pierre. Gabriel arrive à un grand
portail de fer forgé blanc, sur lequel est apposé un écriteau qui
indique : « Cours Dillon - Externat Internat ». Il tire sur une
corde qui actionne une cloche. Il regarde, à travers les barreaux
du portail, un homme qui s'approche de lui en courant. Il s'agit
de l'homme au béret, qui l'avait, la veille au soir, ramené à son
hôtel. L'homme regarde Gabriel à travers les barreaux du portail.
L'HOMME AU BÉRET
Gabriel !... Ah, ça par exemple ! Qu'est-ce que tu viens
glander dans nos confins.
Il ouvre la porte. Gabriel entre et regarde l'homme avec surprise.
COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR JOUR
GABRIEL FOUQUET
Nous nous connaissons ?
L'HOMME AU BÉRET
Ben, ma parole, t'étais encore plus rond que je ne
pensais ! Tu te rappelles pas ? C'est moi qui t'ai mis dans
le train.
GABRIEL FOUQUET
Cette nuit ?
L'HOMME AU BÉRET
Oui...
GABRIEL FOUQUET
Je vois... Bon, et bien, je voudrais pas abuser deux fois
de votre obligeance.
Il met ses journaux sous son bras et tend le paquet à l'homme.
GABRIEL FOUQUET
Soyez bien aimable de remettre ce paquet...
L'homme écarte les bras pour ne pas toucher au paquet.
L'HOMME AU BÉRET
Ah non, je me ferais engueuler. Tiens, adresse-toi là-bas.
Il lui montre une imposante bâtisse du XVIII° siècle au bout de
l'allée. Une femme vient vers eux. Gabriel et l'homme marchent à
sa rencontre.
GABRIEL FOUQUET
Pour les histoires de train, j'aimerais pouvoir compter sur
la... enfin sur ta discrétion.
Il lui tend un billet, que l'autre ne prend pas.
L'HOMME AU BÉRET
Ah non, mon cochon ! Crois pas t'en tirer comme ça...
Il baisse la voix, car la femme est presque arrivée près d'eux.
GABRIEL FOUQUET
Tu paieras ta tournée ce soir.
Il s'éloigne. La femme, qui est l'infirmière de l'école en
général, et l'infirmière personnelle de la directrice en
particulier, et qui se prénomme Georgette, toise Gabriel. Elle
porte un uniforme de nurse anglaise : grande cape noire et coiffe
noire avec voile couvrant toute la chevelure, avec seulement une
petite bordure blanche sur le front.
GEORGETTE
Monsieur, le personnel ne doit accepter aucun pourboire.
Que puis-je pour vous ?
GABRIEL FOUQUET
Si vous voulez bien remettre ce paquet à la petite Marie
Fouquet.
GEORGETTE
Voulez-vous me suivre au parloir.
Elle fait demi-tour pour retourner vers le bâtiment. Gabriel la
suit.
COURS DILLON - HALL D'ENTRÉE - INTÉRIEUR JOUR
Hall de dimensions imposantes, avec un grand escalier de bois
montant vers les étages. Un grand lustre en fer forgé pend au
milieu du hall. Un groupe de petite filles, portant toutes la même
blouse grise serrée à la taille, traverse le hall sous la conduite
d'une maîtresse strictement habillée et au chignon impeccable.
Elles montent l'escalier. Une grande porte vitrée, à l'extrémité
du hall, s'ouvre, laissant entrer Georgette, suivie de Gabriel.
GEORGETTE
Entrez.
Elle referme la porte derrière Gabriel et traverse le hall, suivie
par Gabriel.
GEORGETTE
Je crois que votre visite fera plaisir à tout le monde.
Nous commencions à craindre que cette petite Fouquet soit
complètement oubliée. Vous permettez ?
Elle s'arrête au milieu du hall, lui prend le paquet des mains, et
reprend son chemin.
GEORGETTE
Nous vérifions tous les colis destinés aux pensionnaires.
Vérification symbolique, bien sûr.
Elle monte l'escalier d'un pas rapide, puis s'arrête net au bout
de cinq ou six marches. Elle se retourne et regarde Gabriel qui
est resté debout au milieu du hall.
GEORGETTE
C'est drôle, je vous voyais plus âgé. Marie a de la chance
d'avoir un papa aussi jeune.
GABRIEL FOUQUET
Oui, mais je ne suis pas son père. Je suis un cousin...
cousin éloigné.
GEORGETTE
Ah !... Tant pis, je vais quand même la chercher. Si vous
voulez bien attendre.
Elle fait deux pas dans l'escalier
GABRIEL FOUQUET
Non...
La femme s'arrête et se retourne de nouveau vers Gabriel.
GABRIEL FOUQUET
Je voudrais pas la déranger dans son travail.
GEORGETTE
Ça lui arrive si rarement.
Une voix, provenant d'une pièce donnant sur le hall, appelle :
MADAME VICTORIA (voix off)
Georgette !
Georgette se retourne vers l'endroit d'où provient la voix.
Plan rapproché sur une double porte battante donnant sur le hall.
MADAME VICTORIA (voix off)
What's happening ? I don't want to be disturbed. I am
working.
(Traduction : Que se passe-t-il ? Je ne veux pas être
dérangée. Je travaille.)
Retour sur Georgette, toujours debout sur les marches de
l'escalier, le paquet de Gabriel à la main. Elle se penche vers le
hall.
GEORGETTE
Nothing at all, madam !
(Traduction : Rien du tout, madame.)
Elle chuchote en direction de Gabriel.
GEORGETTE
C'est madame la directrice.
Gabriel, toujours debout au milieu du hall, la regarde et
chuchote, lui aussi :
GABRIEL FOUQUET
Je ne savais pas qu'elle était anglaise.
Sans bouger de l'escalier, Georgette lui répond, toujours en
chuchotant.
GEORGETTE
Elle ne l'est pas : elle fait semblant.
Elle redescend vers Gabriel.
GEORGETTE
Il y a dix ans, elle s'est mis dans la tête de parler
anglais.
Elle a rejoint Gabriel, à qui elle parle à voix basse.
GEORGETTE
Sans doute pour faire bien, pour épater les parents
d'élève. Le plus beau, c'est qu'il a fallu que je m'y mette
aussi, sans ça, où est-ce qu'on allait. Les questions
étaient anglaises et mes réponses françaises.
GABRIEL FOUQUET
C'est ce qui a perdu Jeanne d'Arc.
GEORGETTE
Ah oui, sûrement... Si je vous disais, monsieur, que j'ai
soigné, pendant dix ans, le Général Marvier, héros du Bec
d'Ambès. J'ai fermé les yeux d'un sénateur-maire de la Côte
d'Or, mon dévouement a permis à la grande Magda Golovina de
remonter sur scène.
Elle pointe son doigt sur la poitrine de Gabriel.
GEORGETTE
Et bien, monsieur, j'affirme que je n'ai jamais payé de ma
personne comme auprès de Madame Victoria... Jamais !
Les deux battants de la porte s'ouvrent devant un fauteuil
roulant, sur lequel la directrice est assise. Elle est habillée
tout de noir, et ressemble un peu à une vieille dame anglaise dans
le style de la Miss Marple d'Agatha Christie.
MADAME VICTORIA
What are you doing ? Speaking alone ?...
(Traduction : Qu'est-ce que vous faites ? Vous parlez toute
seule ?)
GABRIEL FOUQUET
Madame...
La directrice se tourne vers lui et le toise d'un regard peu
aimable.
GEORGETTE
This gentleman is a relative of Marie Fouquet.
(Traduction : Ce monsieur est un parent de Marie Fouquet.)
La directrice se retourne vers Georgette.
MADAME VICTORIA
Well... What are you waiting for ? Go and fetch the girl.
(Traduction : Et bien... Qu'est-ce que vous attendez ?
Allez chercher la fillette.)
Georgette contourne la chaise roulante et monte l'escalier, le
paquet de Gabriel dans les mains. Tout en montant, elle se tourne
vers Gabriel.
GEORGETTE
Je vous demande deux minutes.
La directrice retourne son fauteuil roulant vers la double porte
battante, qui s'ouvre sous la poussée du fauteuil.
Gabriel la regarde sortir. Il semble songeur. Il fait quelques pas
dans le hall. Il s'approche d'une grande baie vitrée et regarde
dans le parc. Puis, après quelques instants de réflexion, il prend
une décision soudaine et se dirige, à grandes enjambées, vers la
porte du hall. Il ouvre la porte, sort dehors, et referme la porte
derrière lui.
Contrechamp en contre-plongée vers la galerie du premier étage.
Marie Fouquet, en blouse d'uniforme, et un grand sourire aux
lèvres, court sur la galerie, puis descend l'escalier quatre à
quatre. Elle porte, sur son bras, le pull que son père lui a
offert. Elle s'arrête au bout de quelques marches, et inspecte le
hall.
Le hall, vu en plongée, est totalement vide.
Marie, toujours debout sur une marche, semble très triste. On sent
que ses larmes sont prêtes à sortir. Elle se retourne et remonte
lentement l'escalier.
HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT
La cave est plus propre, plus lumineuse, et mieux rangée que
pendant la guerre. Les étagères son pleines de bouteilles. Suzanne
et Albert sont en train d'inspecter les bouteilles, chacun sur une
étagère différente. Ils sont dos à dos. Albert porte un tablier et
a un crayon et un carnet en main.
ALBERT QUENTIN
Je sais pas ce qu'ils ont, mais ils se sont tous jetés sur
le Bordeaux, cette année. Fais-moi donc penser à téléphoner
à Courtine.
Suzanne se retourne avec une bouteille en main. Elle a une lueur
inquiète dans le regard.
SUZANNE QUENTIN
Albert...
ALBERT QUENTIN
Hmm...
Elle marque un léger temps avant de continuer.
SUZANNE QUENTIN
... je voudrais pas que tu prennes ça mal, mais tu sais, à
force de vivre ensemble... je sais pas, moi, mais... on
finit par deviner certaines choses, par sentir euh...
Elle va pour remettre la bouteille sur l'étagère.
ALBERT QUENTIN
Sentir quoi ?
Elle se retourne, toujours la bouteille en main.
SUZANNE QUENTIN
Oh... Rien de précis, c'est seulement une idée... Mais
depuis quatre jours, j'ai l'impression que t'es plus tout à
fait le même. Depuis que monsieur Fouquet est là, tu te
rends pas compte, mais...
Albert, qui partait avec un cageot de bouteilles dans les mains,
se retourne vers sa femme. Il a mis le crayon et le carnet dans la
poche pectorale de sa chemise.
ALBERT QUENTIN
Ah !...
Il pose le cageot sur un autre cageot.
ALBERT QUENTIN
Nous y voilà. Ma bonne Suzanne, tu viens de commettre ton
premier faux pas. Y a des femmes qui révèlent à leur mari
toute une vie d'infidélité, mais toi, tu viens de m'avouer
quinze années de soupçons, c'est pire.
Il reprend son cageot et traverse la cave.
ALBERT QUENTIN
Note bien que tu as peut-être raison.
Il pose le cageot un peu plus loin. Suzanne l'a suivi.
ALBERT QUENTIN
Qui a bu boira. Ça, faut reconnaître qu'on a le proverbe
contre nous. Rassure-toi,va, je plaisante.
Il ricane. Mais Suzanne garde un visage fermé et légèrement
inquiet.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive ? J'ai une femme qui
veille sur moi, un métier qui m'occupe, et des bonbons pour
me distraire, alors...
Il s'éloigne d'elle.
ALBERT QUENTIN
D'ailleurs, je vais peut-être les supprimer, les bonbons.
SUZANNE QUENTIN
Pourquoi ? Quand une habitude n'est pas mauvaise...
Elle suit Albert à travers la cave, et pose, au passage, la
bouteille, qu'elle tenait en main, dans un cageot. Albert arrive
au pied de l'escalier.
ALBERT QUENTIN
Oh, y a pas de bonnes habitudes. L'habitude, c'est une
façon de mourir sur place.
Il monte l'escalier, Suzanne le suit.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Gabriel, en costume et cravate, parle au téléphone, debout et
accoudé sur le comptoir de réception.
GABRIEL FOUQUET
Projet de sketch pour une publicité jumelée... sous-
vêtements et lessive. Bon, vous y êtes ?...
Il lit un papier qu'il a posé sur le comptoir.
GABRIEL FOUQUET
En scène, Richelieu...
Derrière lui, Albert et Suzanne entre par la porte de la cave.
Albert porte toujours son tablier.
GABRIEL FOUQUET
Ben oui, évidemment, le Cardinal !... Il écoute les propos
d'un capucin barbu qui lui parle à l'oreille. Soudain
jaillit des coulisse un athlète, vêtu d'un slip immaculé.
Albert et Suzanne passe derrière lui, se dirigeant vers la salle à
manger. Albert enlève son tablier, et Suzanne regarde Gabriel, un
peu étonnée par ses propos surprenants.
GABRIEL FOUQUET
Il renvoie d'un geste son conseiller, et désigne l'athlète
au public en déclarant : « Je croyais que mon éminence
était grise, mais le sien a la blancheur Persil »...
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT
Albert et Suzanne se sont installés à leur table, près des
chambres froides. Sur la table trône une soupière et, à côté de la
soupière, une bouteille de Vittel. Albert pousse la soupière vers
Suzanne.
GABRIEL FOUQUET (voix off)
Oui, évidemment, ça manque un peu de femmes, mais enfin, on
verra, hein.
Pendant que Suzanne se sert de la soupe, Albert regarde en
direction de Gabriel.
Contrechamp sur Gabriel, toujours accoudé au comptoir de
réception, et vu à travers la porte ouverte de la salle à manger.
GABRIEL FOUQUET
Bon. Deuxième projet. Pâtes Lustucru à traiter en dessin
animé. Un chat tente de s'introduire dans une marmite
pleine de spaghettis.
Albert regarde toujours Gabriel, puis il tourne la tête vers
Suzanne qui se sert de la soupe.
GABRIEL FOUQUET (voix off)
Surgit le père Lustucru, armé d'une louche. Dialogue.
Nouveau contrechamp sur Gabriel, vu à travers la porte de la salle
à manger. Il a maintenant pris son papier en main, et continue à
le lire.
GABRIEL FOUQUET
Le père Lustucru : « A bas les pattes ! » Le chat, avec un
grand sourire...
Retour sur Suzanne qui se sert de la soupe, et Albert, qui regarde
Gabriel.
GABRIEL FOUQUET (voix off)
... « A bas les pattes, sauf les pâtes Lustucru. » Je
compte sur vous pour fignoler les voix, un peu détimbrée
pour Lustucru...
Contrechamp sur Gabriel.
GABRIEL FOUQUET
... avec beaucoup d'écho... C'est ça, au revoir.
Il raccroche le téléphone, puis entre dans la salle à manger, et
se dirige vers sa table. Il n'y a d'ailleurs que deux tables
dressées dans la salle, chacune à une extrémité de la salle. Celle
de Gabriel, près de la fenêtre, et celle des patrons, près des
chambres froides. Toutes les autres tables sont vides et n'ont
même pas de nappe. Gabriel s'assoit à table et déplie sa
serviette. Sur sa table, à côté de son couvert, une bouteille de
vin. Marie-Jo arrive de la cuisine, portant une soupière, qu'elle
pose sur la table de Gabriel. Elle s'éloigne et Gabriel se sert de
la soupe.
Contrechamp sur la table d'Albert et Suzanne, qui mangent leur
soupe.
SUZANNE QUENTIN
C'est quand même triste un jeune homme seul devant sa
soupe.
ALBERT QUENTIN
Bien sûr que c'est triste. Seulement, si je l'invite, tu
diras encore que je manigance des trucs.
SUZANNE QUENTIN
Ne parlons plus de ça, va.
Elle relève la tête et appelle.
SUZANNE QUENTIN
Monsieur Fouquet !... Nous n'aurons plus de client à cette
heure-là, si ça vous ennuie pas de venir à notre table.
Gabriel regarde Suzanne, puis il se lève et prend sa bouteille de
vin.
GABRIEL FOUQUET
Avec plaisir, chère madame.
Il traverse la salle, prend une chaise au passage, et l'installe
en face d'Albert et Suzanne. Il montre la bouteille qu'il tient à
la main.
GABRIEL FOUQUET
Vous permettez ?
Il s'assoit et Albert se lève.
ALBERT QUENTIN
Ah non. Hé, vous êtes notre invité, hein.
Il prend la bouteille de Gabriel et se dirige vers la cuisine.
ALBERT QUENTIN
Marie-Jo, mettez donc un couvert à monsieur Fouquet, là.
Il disparaît dans la cuisine. Marie-Jo, qui faisait la plonge, se
dirige vers la salle. Gabriel se penche vers Suzanne.
GABRIEL FOUQUET
Alors, quand on veut conjurer le diable, on l'invite à sa
table.
SUZANNE QUENTIN
Je ne vois pas ce que vous voulez dire, monsieur Fouquet.
Albert sort de la cuisine, une bonne bouteille à la main.
ALBERT QUENTIN
Tenez, vous allez me goûter ça.
Il pose la bouteille sur la table.
ALBERT QUENTIN
Ma femme vous tiendra compagnie.
Il s'assoit à table.
ALBERT QUENTIN
Marie-Jo !
MARIE-JO (voix off en provenance de la cuisine)
Oui, monsieur.
ALBERT QUENTIN
Venez donc ouvrir la bouteille, là.
Il prend la bouteille d'eau minérale et s'en sert un verre, sous
le regard un peu absent de sa femme, qui gratte inconsciemment la
nappe.
Fondu enchaîné.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Marée basse. Plan moyen sur une vieille femme qui, en bordure de
mer, est en train de ramasser des coquillages dans le sable. Elle
les dépose dans un cageot. A côté d'elle, une vieille poussette de
bébé, qui lui sert à transporter son cageot.
Panoramique sur la plage, où deux autres personnes ramassent aussi
des coquillages. Il s'agit d'Albert et Gabriel.
Plan moyen sur eux deux. Gabriel, vêtu d'un blouson de cuir avec
col de mouton, a les deux pieds dans l'eau, et un grand panier
plat à la main. Albert, lui, est vêtu d'une canadienne à col de
fourrure. Il est sur le sable sec et creuse le sable avec ses
mains pour en extraire les coquillages. Gabriel revient vers
Albert.
GABRIEL FOUQUET
Que ce soit la révolution ou la paella, dites-vous bien que
rien de ce qui est Espagnol n'est simple.
Il est arrivé près d'Albert, qui se relève. Il lui montre son
panier. Albert ramasse son propre panier et ils se mettent en
marche côte à côte sur la plage.
GABRIEL FOUQUET
Une paella sans coquillage, c'est un gigot sans ail, un
escroc sans rosette, quelque chose qui déplait à Dieu. Au
temps de mes amours, je confectionnais la paella comme
personne. Claire me reconnaissait ce talent. J'espère que
mes déboires ne m'auront pas gâté la main.
ALBERT QUENTIN
Pourquoi buvez-vous ?
GABRIEL FOUQUET
La question m'a déjà été posée, monsieur le Proviseur.
ALBERT QUENTIN
Probablement par des gens qui vous aiment bien.
GABRIEL FOUQUET
Probablement. Claire me la posait trois fois par semaine,
elle devait m'adorer. Je croyais que vous étiez un homme
ennemi des questions.
Ils croisent la vieille femme, qui traîne sa poussette sur la
plage. Albert s'arrête de marcher.
ALBERT QUENTIN
C'est exact, je préfère les réponses.
Ils sont arrivés devant un endroit où de nombreux petits piquets
sont plantés dans le sable. Il s'agit de « bouchots », qui sont
découverts seulement à marée basse, et sur lesquels s'accrochent
les moules.
GABRIEL FOUQUET
C'est curieux, Claire aussi. « Gabriel, m'aimez-vous ? »
« Gabriel, pourquoi buvez-vous ? » «Croyez-vous que ce soit
raisonnable de vous mettre dans cet état-là ? » Sous
prétexte de vous empêcher de boire, leur rêve, ce serait de
nous mettre en bouteille.
Il s'avance entre les bouchots.
ALBERT QUENTIN
Ohh... je crois simplement qu'elles ont la trouille.
GABRIEL FOUQUET
La trouille de quoi ? J'ai jamais eu le vin mauvais, plutôt
affectueux, même grotesque.
Il pose son panier par terre.
GABRIEL FOUQUET
J'avais, en tout cas, le charme de l'imprévu.
ALBERT QUENTIN
Oh la-la ! Alors, là, vous êtes complètement à côté, elles
aiment les valeurs sûres.
Lui aussi pose son panier au milieu des bouchots. Il ramasse des
moules collées sur les bouchots et les jette dans son panier.
ALBERT QUENTIN
Attendre un homme et en voir arriver un autre, elles ont
horreur de ça, d'autant plus que la surprise est rarement
bonne, faut être juste. Non, croyez-moi, allez, j'ai des
souvenirs sur la question. Je la vois d'ici, votre Claire,
avec vos trente-six manières d'arriver saoul. Vous avez dû
lui foutre le vertige.
Gabriel, lui aussi, ramasse des moules sur les bouchots, et les
jette dans son panier.
GABRIEL FOUQUET
Possible.
ALBERT QUENTIN
Ben, c'est certain. Notez bien que tout ça ne me regarde
pas. J'ai peut-être un peu usé de mon droit d'ancienneté.
GABRIEL FOUQUET
Y a pas de mal, j'ai toujours fait plus jeune que mon âge.
N'empêche que j'ai une fille de dix ans.
ALBERT QUENTIN
Alors, là, vous êtes con.
GABRIEL FOUQUET
Cette fois, vous abusez.
ALBERT QUENTIN
Quand on a un enfant, y a des choses qu'on n'a pas le droit
de faire. Comment s'appelle-t-elle ?
Gabriel ramasse son panier et se rapproche d'Albert
GABRIEL FOUQUET
Marie. J'étais venu ici pour la chercher, et puis...
Il fait un geste vague de la main. Albert ramasse son panier. Ils
sortent tous deux du parc à bouchots et se remettent en marche sur
la plage.
GABRIEL FOUQUET
Elle est pensionnaire au cours Dillon. Dites-moi, monsieur
Quentin, puisqu'on en était aux indiscrétions, lorsque vous
étiez en Chine, vous fumiez l'opium ?
ALBERT QUENTIN
Ohhh... Y a rien d'indiscret. Oui, ça m'est arrivé, à
Shanghaï, à Hong-Kong... Mais rien de bien extraordinaire.
On rêvassait.
GABRIEL FOUQUET
Vous n'aimiez pas rêver ?
Albert s'arrête de marcher. Gabriel aussi.
ALBERT QUENTIN
Ben, ça dépend de la qualité des choses. Là, c'était des
rêves de fusilier-marin. L'amiral Guépratte m'embrassait
sur l'oreille, ou bien le thé avait un goût d'anisette. Des
petits délires grisants, sans plus.
GABRIEL FOUQUET
Et maintenant ?
ALBERT QUENTIN
Maintenant, il m'arrive de rêver que je fume, ça doit être
le retour d'âge.
On entend des cris d'enfants dans le lointain. Les deux hommes
tournent la tête vers ces rires.
ALBERT QUENTIN
Tiens ! Voilà le cours Dillon.
Contrechamp en plan général sur la plage. On voit arriver le
groupe de fillettes, toutes vêtues du même manteau de couleur
sombre, des mêmes chaussettes blanches, et de la même jupe
écossaise. Derrière elles, une rangée de belles maisons normandes
en bordure de plage. Elles sont menée par une maîtresse en manteau
gris.
Albert récupère le panier de Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Allez, je vous laisse en famille.
Il s'éloigne. Gabriel fait quelques pas vers la mer. Il prend une
petite flasque vide dans la poche arrière de son pantalon.
GABRIEL FOUQUET
Et une bouteille à la mer !
Il lance la flasque dans l'eau.
ALBERT QUENTIN
Vous verrez, monsieur Fouquet, un jour, vous finirez par
rêver que vous buvez.
Il se retourne et s'éloigne, avec un panier dans chaque main.
Un peu plus loin sur la plage, le groupe de fillettes est en train
de jouer près d'un blockhaus. Deux petites filles se détachent du
groupe, l'une courant après l'autre. Celle de derrière finit par
rattraper celle de devant, qui n'est autre que Marie, la fille de
Gabriel, et la plaque dans le sable. Les deux filles commencent à
se battre. La maîtresse se détache du groupe et vient vers elles.
LA MAÎTRESSE
Marie Fouquet, assez !
Les deux filles arrêtent de se battre, se relèvent et se dirigent
vers la maîtresse.
LA MAÎTRESSE
Voulez-vous venir ici tout de suite ! Qu'est-ce que c'est
que ces manières ? Jouez par ici.
Gabriel arrive en courant, mais trop tard : les deux filles ont
déjà rejoint la maîtresse. Il contourne le blockhaus.
TIGREVILLE - BLOCKHAUS SUR LA PLAGE - INTÉRIEUR JOUR
Gabriel entre dans le blockhaus par une ouverture irrégulière,
probablement faite par un explosif. Derrière lui, par l'ouverture,
on aperçoit les fillettes qui continuent à jouer. Gabriel se cache
derrière l'un des pans de mur déchiquetés, qui bordent l'entrée,
et ce afin de ne pas être vu par les fillettes. Les filles se
rassemblent un cours instant autour de la maîtresse, qui dit :
LA MAÎTRESSE
C'est parti !
Puis les filles s'éparpillent comme une volée de moineaux,
accompagnées de la maîtresse. Seule Marie reste au milieu de la
plage, les yeux fermés. Deux filles courent vers le blockhaus.
Gabriel s'enfonce vers l'intérieur du blockhaus, puis il se cache
derrière un pan de mur. Les deux filles entrent et se cachent
chacune d'un côté de l'entrée.
MARIE FOUQUET
Deux, trois, quatre, cinq ! Ça y est !
Elle ouvre les yeux et se retourne. La maîtresse vient vers elle,
déplie un siège pliant, et s'assoit dessus. Marie court vers le
blockhaus, et lorsqu'elle arrive devant, elle s'arrête et met ses
mains en porte-voix.
MARIE FOUQUET
Défense de se cacher dans le blockhaus !
Puis elle part en courant sur la gauche.
PREMIÈRE FILLETTE
Tu parles d'une andouille.
Plan rapproché sur le visage de Gabriel, qui sort
précautionneusement de sa cachette.
DEUXIÈME FILLETTE (voix off)
La prochaine fois, on a qu'à la semer en route.
PREMIÈRE FILLETTE (voix off)
Laisse-la faire, ça lui fera les pieds... Allez, on y va ?
DEUXIÈME FILLETTE (voix off)
Et si elle est encore là ?
Retour sur les deux fillettes.
PREMIÈRE FILLETTE
On dira qu'elle triche, ça la fera pleurer.
Elles se faufilent lestement en dehors du blockhaus. La maîtresse,
absorbée par la lecture d'un livre, ne semble pas s'apercevoir de
leur présence.
Gabriel sort lentement de sa cachette. Il regarde vers la mer avec
de la tristesse dans les yeux.
Fondu enchainé.
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT
Toutes la salle à manger à été nettoyée et rangée. Toutes les
chaises sont posées à l'envers sur les tables. Seule, la grande
table ronde au fond de la salle, près des chambres froides, est
dressée. Albert, Suzanne et Gabriel sont en train de terminer la
paella préparée par Gabriel. Albert chante.
ALBERT QUENTIN
On l'appelait le Dénicheur ! Il était rusé comme une
fouine. C'était un gars qu'avait pas peur, et qui
connaissait les combines. Le soir, sur les boul'
extérieurs, quand on voyait passer sa dame, on s'écriait
sur toutes les gammes : « Ça, ben, c'est la femme à
Dénicheur ».
Il s'arrête de chanter.
ALBERT QUENTIN
Ah, dans ce temps-là, hein...
SUZANNE QUENTIN
... on savait faire les chansons.
Elle semble légèrement « pompette » ! A côté d'elle, une bouteille
de vin dans un seau à glace.
ALBERT QUENTIN
Hé oui !
Marie-Jo passe derrière Suzanne, et ramasse la grande sauteuse,
qui contenait la paella.
SUZANNE QUENTIN
Monsieur Fouquet, votre paella est une splendeur. Ah, celle
qui vous épousera aura de la chance.
Elle finit son verre de vin.
GABRIEL FOUQUET
Je crains, malheureusement, chère madame, qu'on ne
s'attache pas une femme avec des vertus culinaires...
Il prend la bouteille dans le seau et ressert Suzanne.
GABRIEL FOUQUET
... avec des vertus d'aucune sorte, d'ailleurs.
SUZANNE QUENTIN
Moi, je dis qu'on peut très bien apprécier les hommages
déposés dans un plat.
Gabriel se sert à son tour. Suzanne se tourne vers son mari.
SUZANNE QUENTIN
Si Albert avait daigné un jour faire la cuisine pour moi
toute seule, j'aurais considéré ça comme un madrigal.
Gabriel repose la bouteille dans le seau. Suzanne porte son verre
à ses lèvres.
SUZANNE QUENTIN
Mais il m'a jamais offert même une omelette.
Elle boit. Gabriel la regarde en souriant.
ALBERT QUENTIN
Ben, qu'est-ce que tu racontes ? D'octobre en avril, on est
à peu près seuls. Alors, tu peux considérer que, pendant
six mois de l'année, je ne fais la tambouille que pour te
rendre hommage ?
Suzanne le regarde avec le sourire un peu niais de quelqu'un qui a
un peu trop bu. Gabriel boit lentement son verre.
SUZANNE QUENTIN
C'est vrai.
Elle se tourne vers Gabriel.
SUZANNE QUENTIN
Au fond, c'est beau. Monsieur Fouquet ?... Vous connaissez
La Bourboule ?
Gabriel baisse son verre en souriant.
GABRIEL FOUQUET
Ma foi, non.
SUZANNE QUENTIN
Et ben, vous avez tort. C'est là que j'ai connu Albert. Il
était en permission libérable. Il portait un blazer à
rayures, et un canotier... avec ruban assorti. Bel homme,
et il le savait.
Marie-Jo vient débarrasser les assiettes.
SUZANNE QUENTIN
C'était le début de la Biguine. Tu te rappelles le disque
de Dranem ?
Elle se met à chanter en tapotant sur la table. Gabriel sourit.
SUZANNE QUENTIN
C'est la biguine, il n'y a rien de plus coquin.
ALBERT QUENTIN
Suzanne !
Il semble un peu gêné.
SUZANNE QUENTIN
Oh pourquoi ! Y a pas de mal. On est que tous les trois.
C'était en juillet, y avait des mimosas. Tu portais des
bottines de toile. Je m'en rappelle comme si c'était hier.
Elle se tourne vers Gabriel.
SUZANNE QUENTIN
Vous voyez, moi, j'aurais bien aimé une auberge dans le
midi, mais Albert a pas voulu. Il a voulu qu'on s'installe
ici à cause du mauvais temps, pour qu'il y ait moins de
monde, vous voyez ce que c'est que la séduction. C'est
drôle que vous ne connaissiez pas La Bourboule, un homme
comme vous.
Elle ricane niaisement et reprend une gorgée de son verre. Albert
s'adresse à Gabriel avec un petit sourire en coin.
ALBERT QUENTIN
Et bien, vous voyez, elle, ça la conduit à La Bourboule !
SUZANNE QUENTIN
Tenez, on est entre nous... Voulez-vous que je vous
dise ?...
ALBERT QUENTIN
Mais enfin, Suzanne, notre voyage de noces n'intéresse pas
monsieur Fouquet.
SUZANNE QUENTIN
Vous n'aimez pas les voyages ? Albert est imbattable là-
dessus. Si je vous disais qu'il connait les horaires de
tous les trains d'Europe, même les horaires de
correspondance.
Albert pose sa serviette et se lève.
ALBERT QUENTIN
Oh, ben écoute, arrête... Oh, arrête !
SUZANNE QUENTIN
Oh, Albert, sois gentil, montre tes horaires à monsieur
Fouquet.
Marie-Jo vient déposer une corbeille de fruits sur la table.
Albert ouvre un tiroir du buffet situé à côté de la table.
ALBERT QUENTIN
Mais ça ne l'intéresse pas.
GABRIEL FOUQUET
Mais si, voyons, au contraire.
Albert sort une boite de cigare du tiroir.
SUZANNE QUENTIN
Ah, tu vois ! Même pour les petits déplacements, c'est
pareil.
Elle se lève et se dirige vers un buffet situé de l'autre côté de
la table. Albert tend la boite de cigares à Gabriel, qui en prend
un. Gabriel écoute le babillage de Suzanne tout en regardant
Albert avec une lueur amusée dans les yeux.
SUZANNE QUENTIN (voix off)
Tenez, il doit partir demain soir pour Blangy. Et ben, il a
déjà en poche son aller et retour...
Elle fouille dans le tiroir du buffet.
SUZANNE QUENTIN
... sa correspondance, sa chambre d'hôtel retenue, tout.
C'est pas quelque chose, ça ?
Elle sort du tiroir un gros classeur, referme le tiroir et revient
vers la table sur laquelle elle pose le classeur, puis elle
s'assoit. Gabriel, le visage soudain un peu grave, tripote son
cigare sans l'allumer.
GABRIEL FOUQUET
Je ne savais pas que vous partiez.
Albert s'assoit et prend un cigare dans la boite.
ALBERT QUENTIN
Oh, pour deux jours. Tous les ans, à la Toussaint, je vais
sur la tombe de mon père en Picardie. Mais vous serez
surement encore là à mon retour ?
Il regarde Gabriel qui ne lui répond pas, puis qui se lève.
Suzanne, elle, est en train de sortir les livres d'horaires de
train du classeur.
GABRIEL FOUQUET
Bon, ben, je vous souhaite un bon voyage, monsieur Quentin.
SUZANNE QUENTIN
Vous nous quittez déjà ?
GABRIEL FOUQUET
Oui, je vais me dégourdir un peu les jambes avant de
monter.
Il met le cigare dans la poche de sa veste sur le porte-manteau,
puis décroche la veste.
ALBERT QUENTIN
Et bien, vous ne savez pas ce que vous perdez, parce que je
vous avais mis de côté un vieux calva de trente ans.
Gabriel enfile sa veste et noue son cache-nez.
GABRIEL FOUQUET
Je veux pas vous retarder. Demain, c'est dimanche, vous
partez le soir, vous aurez une journée chargée. Merci pour
cette excellente soirée.
SUZANNE QUENTIN
Oh, c'était tout simple.
GABRIEL FOUQUET
Mais familial.
Il s'éloigne dans le vestibule vers la porte de l'hôtel
SUZANNE QUENTIN
Tu lui offres du calva, c'est malin ! Heureusement qu'il
est raisonnable.
On entend la porte d'entrée qui se ferme. Albert se lève, le
cigare au bec, et se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la
rue.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Plan rapprochée sur les vitres de l'hôtel. On voit Albert, le
cigare au bec, qui regarde la rue par-dessus les rideaux.
Contrechamp sur Gabriel qui se dirige vers le Café Normand, mais
qui passe devant sans s'arrêter.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Albert allume la lumière et entre dans la chambre. Suzanne le suit
et referme la porte. Albert sort un bonbon de sa poche, le sort de
son emballage et s'approche de la fenêtre entr'ouverte.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Plan rapproché sur la fenêtre d'Albert qui met le bonbon dans sa
bouche et s'appuie sur la rambarde pour regarder dans la rue d'un
air pensif. Derrière lui, Suzanne prépare le lit.
SUZANNE QUENTIN
Tout de même, quand je pense, du calva... Avoue que c'est
une trouvaille ! C'est simple, t'aurais voulu le faire
boire, tu t'y serais pas pris autrement.
ALBERT QUENTIN
Si. J'aurais bu avec lui.
Suzanne se retourne vers son mari.
Contrechamp de la rue vue de la fenêtre d'Albert. Gabriel revient
de sa « promenade » et pose la main sur la poignée de la porte du
Café Normand. Il s'arrête et regarde vers la fenêtre d'Albert. Il
fait quelques pas dans la rue, et fait un grand salut à Albert.
Puis il retourne vers l'entrée du café, ouvre la porte et entre
dans l'établissement.
Retour sur Albert, qui regarde toujours dans la rue, accoudé à la
rambarde de la fenêtre.
SUZANNE QUENTIN
Albert, tu parlais pas sérieusement ?
ALBERT QUENTIN
Tu crois pas que tu ferais mieux de te coucher.
Il crache son bonbon dans la rue.
SUZANNE QUENTIN
Réponds-moi d'abord.
Il ferme la fenêtre.
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
Albert finit de fermer la fenêtre, et se tourne vers sa femme.
ALBERT QUENTIN
Écoute, ma bonne Suzanne, t'es une épouse modèle.
SUZANNE QUENTIN
Oh !...
ALBERT QUENTIN
Mais si, t'as que des qualités, et physiquement, t'es
restée comme je pouvais l'espérer. C'est le bonheur rangé
dans une armoire. Et tu vois, même si c'était à refaire, et
bien je crois que je t'épouserais de nouveau. Mais tu
m'emmerdes.
SUZANNE QUENTIN
Albert !
ALBERT QUENTIN
Tu m'emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour, mais
tu m'emmerdes !
Il s'éloigne un peu d'elle, dont on voit le visage contrarié dans
le miroir.
ALBERT QUENTIN
J'ai pas encore les pieds dans le trou, mais ça vient, Bon
Dieu, tu te rends pas compte que ça vient. Et plus ça
vient, plus je m'aperçois que j'ai pas eu ma ration
d'imprévu, et j'en redemande ! T'entends, j'en redemande.
Il s'est un peu énervé au fur et à mesure qu'il parlait.
SUZANNE QUENTIN
L'imprévu ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Albert lui répond d'une voix plus calme.
ALBERT QUENTIN
Oh ! Rien, c'est des idées d'un autre monde. Et puis, ne
parlons plus de ça, va.
Il se rapproche d'elle.
SUZANNE QUENTIN
Parce que, tu sais, si ça te manquait vraiment, si t'y
pensais trop, tu pourrais... je sais pas, moi... reprendre
un peu de vin au repas... un demi-verre.
ALBERT QUENTIN
Un demi-verre ? Dis-toi bien que si quelque chose devait me
manquer, ce serait plus le vin, ce serait l'ivresse !
Il s'éloigne de Suzanne, qui ne bouge pas et reste très pensive.
Fondu au noir.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR
Deux touristes allemands sortent des bagages du coffre avant de
leur voiture : une Coccinelle Volkswagen, dont le moteur, lui, est
situé à l'arrière. L'homme parle en allemand à sa femme. Il
referme le coffre, prend les valises et se dirige vers l'entrée de
l'hôtel. Derrière eux, est garée une grosse voiture américaine
noire.
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR
Par la porte ouverte entre la salle à manger et le vestibule, on
voit Marie-Jo, qui se dirige vers le couple de touristes
allemands, qui vient d'entrer. Elle prend les valises des mains de
l'homme. Le couple entre dans la salle à manger, dont presque
toutes les tables sont occupées. Albert, portant un tablier blanc,
est occupé à servir des clients. Il se redresse vers les nouveaux
arrivants.
ALBERT QUENTIN
Messieurs-dames. Germaine !
Il vient de se tourner vers une serveuse habillée de noir et
portant un tablier blanc. Il s'agit d'une serveuse qui ne vient
travailler à l'hôtel que lorsque l'affluence le nécessite.
Germaine entraîne le couple allemand vers une table libre. Albert
se tourne vers Suzanne, qui vient d'entrer, un calepin à la main,
et désigne une table libre, sur laquelle est installée un service
de petit-déjeuner, qui n'a pas été touché.
ALBERT QUENTIN
Tiens, Suzanne, débarrasse-moi ça.
SUZANNE QUENTIN
Mais c'est le petit-déjeuner de monsieur Fouquet.
ALBERT QUENTIN
Oui, et ben, à cette heure-là, une aspirine lui suffira.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR
L'homme au béret, l'habitué de chez Esnault, qui travaille au
Cours Dillon, court dans la rue et entre précipitamment dans
l'hôtel.
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR
L'homme au béret entre dans la salle, et regarde autour de lui. Il
avise Suzanne et se tourne vers elle.
L'HOMME AU BÉRET
Albert est là ?
SUZANNE QUENTIN
Il est à la cuisine.
L'homme se précipite vers la cuisine.
HOTEL STELLA - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR
Albert a ouvert le four et est en train de surveiller un plat qui
cuit à l'intérieur. L'homme au béret entre précipitamment.
L'HOMME AU BÉRET
Quentin ! Y a ton Espagnol qu'est au carrefour.
ALBERT QUENTIN
Mais alors ? C'est pas son droit d'être au carrefour ?
L'HOMME AU BÉRET
Mais pas de faire ce qu'il fait ! Ah, tu peux pas savoir.
C'est une catastrophe !
TIGREVILLE - CARREFOUR - EXTÉRIEUR JOUR
Un carrefour avec une rue qui monte vers une propriété privée,
dont le portail est ouvert. Une foule est massée derrière la
barrière de la propriété, et d'autres personnes sont groupées, en-
dessous d'eux, au bord de la route. Mais on ne voit pas encore ce
qu'ils regardent. Par contre, on entend leurs éclats de voix.
Une DS Citroën zigzague sur la route et s'arrête devant le
portail. Le conducteur descend précipitamment de son véhicule, et
se dirige vers le centre du carrefour. Gabriel est debout au
milieu de la route, la veste à la main.
LE CONDUCTEUR
Vous êtes complètement cinglé, non ?
Gabriel salue le conducteur. Une autre voiture arrive à vive
allure d'une route qui descend vers le carrefour.
A son passage, Gabriel fait une « passe » avec sa veste, à la
manière d'un matador.
GABRIEL FOUQUET
Olé !
Le conducteur, certainement affolé, perd un peu le contrôle de son
véhicule, et se précipite vers un groupe de personnes, massés
devant une boutique d'antiquités. Les gens s'éparpillent en
courant. Heureusement, la voiture réussit à s'arrêter, sans
toucher personne. Une autre voiture, une grosse américaine,
arrivant en sens inverse du centre ville, klaxonne, car son
conducteur ne comprend pas la manoeuvre étrange du premier
véhicule.
VOITURE AMÉRICAINE - INTÉRIEUR JOUR
Gabriel, vu à travers le pare-brise de la voiture, agite sa veste
devant la voiture, qui s'arrête juste devant lui. Il pointe une
épée imaginaire et la plante dans le pare-brise, comme s'il
donnait l'estocade finale au taureau qu'il venait de combattre.
TIGREVILLE - CARREFOUR - EXTÉRIEUR JOUR
L'intérieur du véhicule, vu de la rue. Un homme est au volant,
deux femmes sont assises à l'arrière. Il semble tous un peu
affolés par ce qu'il vient de leur arriver.
LE CONDUCTEUR
I say, you're crazy !
(traduction : Dis donc, vous êtes fou !)
Gabriel se tourne vers la foule massée derrière la barrière de la
propriété, et qui l'acclame. On lui lance même un chapeau, qu'il
attrape au vol. Gabriel marche le long de la route, saluant la
foule en brandissant le chapeau.
Il revient vers le centre du carrefour, et lance le chapeau, prêt
à affronter un autre « taureau » automobile ! Une 404 blanche,
venant de la route qui descend vers la ville, le frôle à vive
allure.
GABRIEL FOUQUET
Olé !
LA FOULE
Olé ! Olé ! Olé !...
Une autre voiture, venant du centre ville, évite Gabriel de
justesse. Elle s'arrête au milieu du carrefour, et le conducteur
en sort précipitamment. Il fonce vers Gabriel.
Gabriel fait une passe sur une autre voiture en provenance de la
ville.
GABRIEL FOUQUET
Olé !
Une voiture noire arrive de la route, et zigzague pour essayer
d'éviter Gabriel.
Contrchamp sur Gabriel, au milieu du carrefour, qui bouge de
droite à gauche, pour essayer de rester dans l'axe de la voiture.
On a l'impression que la caméra est placée sur la voiture. Zoom
avant sur Gabriel qui se rapproche. Sa veste passe sur l'objectif
de la caméra, comme si elle passait sur le pare-brise de la
voiture. Puis on voit la foule qui s'écarte pour éviter la
voiture.
GABRIEL FOUQUET
Olé !...
La foule entoure Gabriel toujours debout au milieu du carrefour,
et l'acclame.
Vue aérienne de la route qui revient vers le centre ville.
Gabriel, entouré de ses admirateurs, marche vers la ville. On
entend des klaxons.
TIGREVILLE - UNE RUE - EXTÉRIEUR JOUR
Albert et l'homme au béret marchent d'un pas rapide, allant au-
devant du cortège qui entoure Gabriel. Tous, d'ailleurs, dans ceux
qui le suivent, ne semblent pas enthousiastes à son sujet. On
entend, en effet, un conducteur mécontent.
UN CONDUCTEUR MÉCONTENT (voix off)
Espèce de salaud ! Je vais t'arranger le portrait, moi.
Albert rejoint Gabriel et la foule qui l'entoure.
ALBERT QUENTIN
Alors quoi ? Qu'est-ce qu'y a ? Qu'est-ce qui se passe ?
UNE FEMME SUR LE TROTTOIR
Si c'est pas une honte ! Faire ça le jour des morts !
Un homme, d'aspect cossu et bourgeois, marche à côté de son
chauffeur en uniforme.
L'HOMME COSSU
Si mon chauffeur n'avait pas freiné, on l'écrasait !
ALBERT QUENTIN
Il a freiné ? Et ben alors, c'est fini, n'en parlons plus.
L'HOMME COSSU
Ce serait trop commode ! On est venu en pèlerinage, nous,
monsieur, on n'est pas venu au cirque !
ALBERT QUENTIN
Et bien, allez-y à votre pèlerinage, la route est libre.
UNE FEMME SUR LE TROTTOIR
Y a pas longtemps !
Il prend le bras de Gabriel et l'entraîne avec lui.
ALBERT QUENTIN
Allez, viens, toi.
L'HOMME AU BÉRET
Ben, dis donc, Albert, tu vas quand même pas prendre sa
défense !
ALBERT QUENTIN
Mais je prends la défense de personne. Vous voyez pas qu'il
est pas dans son état normal ?
Un peu plus loin. Albert tient toujours le bras de Gabriel, suivi
par la foule. Gabriel dit trois mots en espagnol, puis :
GABRIEL FOUQUET
J'attends la présidence pour m'offrir les oreilles ?
ALBERT QUENTIN
Vous pourriez pas faire un entracte, non ?
GABRIEL FOUQUET
Yo soy unico !
ALBERT QUENTIN
Fermez-la, mon vieux, oh, fermez-la.
Le cortège arrive devant la gendarmerie. A côté de la porte, une
affiche sur laquelle est inscrit : « Jeunes gens - Effectuez votre
service légal outre-mer - En devançant l'appel de votre classe. »
Deux gendarmes sortent de la gendarmerie.
Gabriel leur fait un grand salut de la main.
GABRIEL FOUQUET
Olé, carabineros ! Como va ustedes ?
Maurice, le brigadier, qui a un fort accent du Sud-Ouest, se
tourne vers Albert.
MAURICE
Alors, vous trouvez qu'on n'a pas assez de travail
aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il y a ?
Une voix sort de la foule, celle du monsieur avec chauffeur.
L'HOMME COSSU
Y a que ce petit crétin a failli faire au moins dix
accidents !
Albert se tourne vers lui.
ALBERT QUENTIN
Y en a pas eu, d'accident.
Il se tourne vers Maurice.
ALBERT QUENTIN
Il a bu un coup, c'est pas une affaire, quoi.
MAURICE (voix off)
Et d'où qui sort ?
ALBERT QUENTIN
C'est un client à moi.
Retour sur Maurice, qui écarte les bras.
MAURICE
Client ! C'est pas un état-civil, ça, client ! Vous n'êtes
pas d'ici, hein ?
Contrechamp sur la foule massée au pied de la gendarmerie, dont
l'entrée est légèrement surélevée par rapport au niveau de la rue.
GABRIEL FOUQUET
Et vous, vous êtes d'ici, avec votre accent du Cantal ?
MAURICE
Rodez ! Dans le Cantal ? Il est saoul comme une bourrique !
Il se tourne vers son collègue.
MAURICE
Alexandre, embarquez-moi monsieur, qu'on regarde ses
papiers.
Le gendarme Alexandre descend les quelques marches qui mènent à la
rue et prend Gabriel par le bras. Il le pousse vers le haut des
marches et l'entrée de la gendarmerie. Albert les suit.
GABRIEL FOUQUET
La sortie en triomphe ! Enfin ! Regarde, public ingrat !
Arrache-toi les yeux !
Pour ponctuer encore la sortie théâtrale de Gabriel, les cloches
de l'église se mettent à sonner.
Après que Gabriel soit entré dans la gendarmerie, la foule
commence à se disperser.
TIGREVILLE - PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble de la place devant l'église. C'est la sortie de la
messe. Les petites pensionnaires, dans leur uniforme sombre, mais
avec la capuche relevée, sortent de l'église en rang deux par
deux, précédées par la directrice dans son fauteuil roulant,
poussé par une maîtresse en manteau gris. A la fin du cortège,
Marie Fouquet marche toute seule derrière les autres.
Le cortège contourne l'église. Derrière l'église, on aperçoit la
gendarmerie avec les mots « Gendarmerie Nationale » inscrits sur
le haut du bâtiment.
TIGREVILLE - GENDARMERIE - INTÉRIEUR JOUR
Plan moyen sur Gabriel assis sur une chaise, le menton dans les
mains. Il écoute distraitement Maurice le brigadier, que l'on ne
voit pas.
MAURICE (voix off)
Fouquet Gabriel, né à Paris le 18 mai 1930. Domicile : 14,
rue Lincoln, Paris huitième. Profession...
Maurice, qui est en train de lire la carte d'identité de Gabriel,
prononce Lincoln à la française. Panoramique découvrant Maurice
assis derrière son bureau, et Albert devant. L'autre gendarme est
assis sur un fauteuil derrière Albert.
ALBERT QUENTIN
Mais enfin, Maurice, puisque je te dis que je me porte
garant pour lui, alors laisse tomber, quoi. Tu peux bien
faire ça pour moi.
Gabriel se lève péniblement.
GABRIEL FOUQUET
Muchas gracias, señor, seulement, je suis adulte...
ALBERT QUENTIN
Monsieur Fouquet, vous commencez à nous cassez les noix, on
ne veut plus vous entendre, on en a marre.
GABRIEL FOUQUET
Parfait... puisqu'on peut plus rien dire, je vous attends
dehors.
Gabriel ramasse sa veste sur une petite table et se dirige vers la
porte.
ALBERT QUENTIN
Ça va, c'est ça, allez prendre l'air, ça vous fera du bien.
Gabriel sort de la gendarmerie. Albert se tourne vers Maurice.
ALBERT QUENTIN
Tu vois bien que c'est de l'enfantillage. Demain, il sera
parti, et personne n'y pensera plus.
MAURICE
Bon, mais tu le ramènes chez toi, hein ? Que je le voie
plus en train de trainer en ville. Et que ça lui serve de
leçon.
Maurice se lève et tend la carte d'identité de Gabriel à Albert.
ALBERT QUENTIN
Ben, j'espère, ou alors il est incorrigible.
Alors qu'Albert se dirige vers la sortie, le téléphone sonne.
Maurice se dirige vers l'imposant poste téléphonique fixé au mur,
et décroche.
MAURICE
Allo, ici la gendarmerie de Tigreville. Comment ? Qu'est-ce
que vous dites ?
On entend la porte qui se ferme. Le gendarme Alexandre se lève et
soulève légèrement le rideau pour voir ce qu'il se passe dehors.
MAURICE
Y a un bouchon terrible à Hennequeville ?
TIGREVILLE - PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
Albert sort de la gendarmerie et commence à contourner l'église.
Il retrouve Gabriel assis sur les marches devant le monument aux
morts, la tête dans les mains. Albert s'approche de lui.
ALBERT QUENTIN
Et ben, qu'est-ce qui vous prend ?
Gabriel relève la tête.
GABRIEL FOUQUET
Je crois que j'ai honte.
ALBERT QUENTIN
Allons, mon gars, on n'a pas le droit d'avoir honte, quand
on a réussi une corrida comme la votre. Hein ?
GABRIEL FOUQUET
La deuxième voiture était difficile, elle chargeait
toujours à gauche, vous avez vu ?
ALBERT QUENTIN
Les voitures anglaises, c'est toujours comme ça. C'est la
déformation. Allez, venez.
Il lui rend sa carte d'identité et l'aide à se relever. Gabriel
récupère son document et descend les marches.
GABRIEL FOUQUET
Où on va ? J'irai bien prendre un verre. Pas pour boire,
pour me remonter.
Albert le regarde un instant, puis dit :
ALBERT QUENTIN
D'accord, mais pas chez Esnault.
Il lui prend le coude et l'entraîne avec lui.
BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR
En quinze ans, les marches qui permettent d'accéder au bar
« chinois » en haut de sa colline, n'ont pas changé : elles sont
toujours aussi « rustiques ». Albert et Gabriel les montent
lentement. Gabriel regarde la bâtisse au sommet de la colline et
s'arrête sur une marche. La bâtisse, non plus, n'a pas changé.
Seule la tour métallique surmontée par les sirènes a disparu.
GABRIEL FOUQUET
Dites donc...
Albert s'arrête et se tourne vers Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce que c'est que votre endroit ?
ALBERT QUENTIN
Et bien, les gourmands, ils disent que c'est une maison de
passe et les vicelards un restaurant chinois.
GABRIEL FOUQUET
Vous y allez souvent ?
ALBERT QUENTIN
J'y allais.
Il reprend son escalade, suivi par Gabriel.
Ils sont presque arrivés au sommet. Gabriel regarde la bâtisse et
s'arrête de nouveau.
GABRIEL FOUQUET
A votre avis, pour ce qu'on veut en faire, vaudrait mieux
que ce soit canaille ou chinois ?
Albert s'est arrêté pour l'écouter.
ALBERT QUENTIN
Que ce soit fermé.
Il reprend sa marche.
BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR
L'intérieur du bar « chinois » n'a pas changé non plus.
Albert ouvre la porte, et entre suivi par Gabriel, qui referme la
porte derrière eux. Ils se dirigent vers le bar, lorsqu'ils sont
arrêtés par une voix venant du haut de l'escalier.
GEORGINA (voix off)
Albert !
Les deux hommes tournent la tête vers l'escalier.
Georgina descend l'escalier. Elle n'a, pour ainsi dire, pas changé
en quinze ans.
GEORGINA
C'est pas possible ! C'est un revenant !
Elle regarde Albert avec un grand sourire.
GEORGINA
Tiens, je suis trop contente. Tu permets que je
t'embrasse ?
ALBERT QUENTIN
Je te permets.
Elle lui fait une bise sur chaque joue. Albert se tourne vers
Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Je te présente un matador.
Georgina s'incline légèrement en souriant.
GEORGINA
Enchantée, monsieur.
ALBERT QUENTIN
Mais je te promets pas qu'il soit tout à fait authentique.
Georgina se dirige vers le bar, suivie par ses deux clients.
ALBERT QUENTIN
Ici non plus, c'est pas très authentique, mais avec le vent
du Tibet, ça peut faire illusion. Tenez, mon vieux, si je
vous disais que, certains soirs, hein, derrière ce mur, là,
et bien j'ai vu... Pas cru voir, hein !... J'ai vu !... Une
ville, des tramways, la foule, des drames...
Un plan rapide sur le mur dont parle Albert, et sur lequel il y a
seulement la grande affiche légale contre la répression de
l'ivresse sur la voie publique, entourée d'aquarelles
« chinoisantes » et d'une réclame pour l'apéritif « Saint
Raphaël ».
Retour vers le bar, derrière lequel trône Georgina.
GEORGINA
Qu'est-ce que je vous sers ?
Albert se tourne vers Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce que vous voulez comme remontant ?
GABRIEL FOUQUET
Je vous fais confiance.
ALBERT QUENTIN
Bon. Est-ce que tu confectionnes toujours ton espèce de
saké, là ?
GEORGINA
Bien sûr.
ALBERT QUENTIN
Alors, ça sera deux.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Plan rapproché en contre-plongée de l'enseigne éclairée de l'hôtel
Stella.
HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT
Suzanne est assise seule à une petite table près des chambres
froides, et sur laquelle est dressé un couvert pour deux
personnes. Mais les assiettes sont vides et la carafe de vin n'a
pas été entamée. La tête appuyée sur la main, Suzanne semble
rêveuse. Derrière elle, on entend le brouhaha de la salle à
manger. D'un seul coup, Suzanne se lève d'un bond.
Panoramique rapide vers l'entrée de la salle. Marie-Jo entre et
pose son manteau sur le porte-manteau.
MARIE-JO
Y a surement aucune raison de s'inquiéter.
Elle s'approche de Suzanne. Derrière les deux femmes, on
s'aperçoit que la moitié environ des tables sont occupées.
Germaine fait le service.
MARIE-JO
Depuis ce matin au carrefour, personne n'a revu monsieur.
Je suis allé chez Landru, chez le pâtissier, j'ai même été
chez Esnault, ben... y a pas plus de monsieur que de beurre
au...
Elle fait un geste vague pour éviter de dire une bêtise. Elle
sourit.
MARIE-JO
Si y avait eu un accident, ça se saurait.
SUZANNE QUENTIN
Bien sûr, ça se saurait.
Suzanne se dirige vers la sortie de la salle. Marie-Jo la suit.
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT
Suzanne commence à monter l'escalier. Marie-Jo, en sortant,
s'aperçoit de la présence d'une valise dans le vestibule.
MARIE-JO
Tiens, la valise de monsieur. Qu'est-ce que j'en fais ?
Suzanne s'arrête un instant, puis reprend sa marche.
SUZANNE QUENTIN
Vous pouvez la remonter. Maintenant, son train de huit
heures...
MARIE-JO
Monsieur Fouquet n'a pas dîné ?
Suzanne, qui est presque arrivée à l'étage, se retourne.
SUZANNE QUENTIN
Non.
MARIE-JO
Si ça se trouve, ils sont ensemble.
SUZANNE QUENTIN
Si ça se trouve, oui.
Elle reprend sa marche. Marie-Jo se penche pour ramasser la
valise.
BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR NUIT
Plan rapproché sur le comptoir du bar, sur lequel plusieurs verres
de vin sont alignés. Gabriel remplit les verres. Zoom arrière
découvrant Albert et Gabriel, debout devant le bar et en train de
chanter.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Tata-talalala ! Tata-lalatin ! Tata-talalala ! Tata-
lalatin !
Albert prend un verre.
ALBERT QUENTIN
A l'Amiral Guépratte !
Il boit. Gabriel prend un verre.
GABRIEL FOUQUET
A el Gallo, le Divin Chauve !
Il boit. Ils reposent tous deux leurs verres vides. Albert prend
un autre verre.
ALBERT QUENTIN
A la gloire des fusiliers marins d'Extrême-Orient !
Il boit. Gabriel prend un autre verre.
GABRIEL FOUQUET
A Manolete ! Tué à Linarès par le taureau Isleiro !
Il boit. Albert repose son verre et en prend un autre.
ALBERT QUENTIN
Et celui-là, je le bois à mon pote Gédéon, tombé dans le
traquenard de Long Son !
Gabriel prend un autre verre.
GABRIEL FOUQUET
A Roselito, le plus grand de tous !
Il boit.
Appuyée contre la fresque derrière le bar (la même que quinze ans
auparavant), Georgina les regarde d'un oeil critique.
GEORGINA
On a le temps, messieurs ! Si ça continue, vous allez vous
saouler...
Tous les verres sur le comptoir sont maintenant vides.
ALBERT QUENTIN
Quand on est en perm', c'est pour ça !
Gabriel s'éloigne du bar, et s'approche de la porte vitrée qui
sépare le bar de la pièce voisine.
ALBERT QUENTIN
Mais qu'est-ce que tu cherches ?
GABRIEL FOUQUET
Claire, elle devait me prendre à la sortie des arènes...
ALBERT QUENTIN
Mais c'est de ta faute ! Si tu buvais plus vite, elle
serait déjà là ! Les choses entraînent les choses... Le
bidule crée le bidule... Y a pas de hasard ! Allez ! On
rentre à la caserne.
Il fouille dans sa poche et sort une poignée de billets froissés
qu'il pose sur le comptoir. Gabriel revient vers lui.
GABRIEL FOUQUET
Ben, permets-moi au moins de t'inviter...
Il sort de l'argent de sa poche. D'un geste, Albert l'arrête.
ALBERT QUENTIN
T'occupe, la Bleusaille ! J'ai touché mon arriéré de
solde... Alors, hein !
Gros plan sur le comptoir. Parmi les billets de banque, qu'Albert
y a déposés, se trouve un billet de train.
Gabriel le prend et le regarde de plus près.
GABRIEL FOUQUET
Y t'ont payé avec un billet de train...
Albert le lui prend des mains.
ALBERT QUENTIN
Tiens !...
Il le déchire en deux, et en donne la moitié à Gabriel
ALBERT QUENTIN
Je te donne l'aller et je garde le retour... Allez, fais-en
autant !
GABRIEL FOUQUET
J'peux pas...
ALBERT QUENTIN
T'as pas confiance ?
GABRIEL FOUQUET
J'ai pas de billet...
ALBERT QUENTIN
Ah ! ben alors là, t'as tort ! Faut toujours avoir un
billet... Au cas... Tu comprends ? Au cas...
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce que tu crois m'apprendre... J'ai passé ma vie à
faire des allers et retours. Instable, on appelle ça.
ALBERT QUENTIN
Bon, ben allez, on cause de trop, on se déshydrate, hein.
Allez, viens.
Ils se retournent et se dirigent vers la sortie. Georgina se
penche par-dessus le bar.
GEORGINA
Bonsoir, et bonne rentrée.
Albert est déjà sorti, mais Gabriel se retourne vers elle.
GABRIEL FOUQUET
Madame, j'ai été charmé, positivement charmé.
Il sort à son tour, d'un pas un peu hésitant.
Georgina sourit et commence à défroisser les billets laissés par
Albert sur le comptoir.
BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR NUIT
Albert descend lentement les marches du bar. Il fredonne « Nuits
de Chine ».
ALBERT QUENTIN
La-la-la la-la nuits de Chine, nuits d'amour ! La-la-la...
Gabriel sort à son tour du bar en nouant son écharpe. Puis il
regarde autour de lui.
GABRIEL FOUQUET
Merde !
Contrechamp et plan général sur la colline et la plage en
contrebas, plongées dans le noir.
GABRIEL FOUQUET (voix off)
Il fait nuit, dis donc.
Retour sur Gabriel et Albert, toujours debout en bas des marches
du bar.
ALBERT QUENTIN
Ben c'est normal, c'est le changement de latitude. Allez,
en avant !
Plan d'ensemble de la colline avec le bar au sommet et Gabriel et
Albert qui descendent les marches de la colline, d'un pas un peu
hésitant.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d'amour !
Ils accompagnent leur chant de grands gestes.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Nuits d'ivresse, de tendresse...
ALBERT QUENTIN
Merde !
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
La-la-la... Jusqu'au lever du jour. Nuits de Chine, nuits
câlines...
Ils sont maintenant arrivés près de la caméra en plan moyen.
Albert s'assoit sur un banc. Il dit la dernière strophe sans
chanter.
ALBERT QUENTIN
Nuits d'amour.
GABRIEL FOUQUET
T'as le coup de pompe ?
Du pouce, Albert montre le bar derrière lui.
ALBERT QUENTIN
Non, mais c'est l'autre vache, là, l'indigène, qui a dû me
filer du poison.
Gabriel s'assoit à côté de lui.
GABRIEL FOUQUET
T'as peut-être plus l'habitude. Si tu veux, on peut
rentrer.
ALBERT QUENTIN
Oh, hé gamin, dis donc, hé, pas de faux-fuyant. C'est pas
parce que t'as estoqué deux ou trois voitures, mais... Moi,
j'ai pas eu mon compte. D'abord, on va leur montrer ce
qu'un jeune et un vieux peuvent faire.
GABRIEL FOUQUET
A qui ça ?
ALBERT QUENTIN
Aux affreux ! Allez viens.
Ils se lèvent tous les deux et reprennent leur marche.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Nuits de Chine...
HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT
La chambre est plongée dans le noir, mais les rideaux ne sont pas
tirés sur les fenêtres. On entend, dans la rue, Albert et Gabriel
chanter. Leur chant est dans la continuité de celui débuté dans la
SCÈNE PRÉCÉDENTE
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off)
... nuits câlines, nuits d'amour !...
Lent panoramique vers le lit, dans lequel Suzanne est assise, les
yeux grand ouverts.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off)
... Nuits d'ivresse, de tendresse... Où l'on croit aimer
jusqu'au lever du jour...
Suzanne s'allonge dans le lit, et rabat les couvertures sur elle.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off)
... Nuits de Chine, Nuits câlines...
CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT
Plan moyen sur le billard, où un homme en cravate et casquette est
en train de jouer. Derrière lui, la salle et le bar, devant lequel
deux hommes sont accoudés. Un peu plus loin le long du comptoir,
un autre homme, assis sur un tabouret, discute avec la patronne,
debout derrière le bar. D'autres clients sont répartis autour des
tables de la salle. Le joueur de billard s'éloigne de la table, et
Lucien s'approche pour jouer à son tour. Il est en chemise,
cravate et gilet. Dans un coin, derrière lui, on découvre
Joséphine, en train de boire, seule à une table. La porte s'ouvre.
Albert entre précipitamment, suivi de Gabriel, qui referme la
porte. Ils s'accoudent tous les deux au comptoir.
ALBERT QUENTIN
Deux Calvas !
En entendant la voix d'Albert, Lucien s'arrête de jouer, et se
tourne vers le bar. Il pose sa queue sur le billard.
LUCIEN ESNAULT
Sois le bienvenu, Albert.
Il redescend lentement vers le comptoir.
LUCIEN ESNAULT
Je me disais toujours : ça peut pas durer, on le reverra un
jour. Et te revoilà... comme au bon vieux temps. Tiens ! Je
me sens vingt ans de moins.
Il est maintenant arrivé près du comptoir. Albert boit son calva
sans se retourner. Mais Gabriel se retourne vers Lucien.
GABRIEL FOUQUET
T'es qui ?
LUCIEN ESNAULT
Oh, toi, tu ferais mieux de t'en tenir là avant que tes
espagnolades te reprennent !
Albert et Gabriel se retournent ensemble vers Lucien. Ils ont
l'expression un peu vague des hommes qui ont trop bu. Gabriel
s'incline légèrement vers Lucien, et lui dit, sur un ton très
POSÉ :
GABRIEL FOUQUET
Monsieur Esnault, si la connerie n'est pas remboursée par
les assurances sociales, vous finirez sur la paille.
Gabriel se retourne vers le comptoir, mais Albert continue à fixer
Lucien d'un air sévère.
LUCIEN ESNAULT
Dis donc, petit malpoli, tu veux que je t'apprenne ?
Il fait un pas vers Gabriel, qui le regarde en souriant
niaisement, mais Albert arrête Lucien.
ALBERT QUENTIN
Monsieur Esnault, je vous interdis de tutoyer mon homme de
barre. Je vous ai déjà dit que vous n'étiez pas de la même
famille.
LUCIEN ESNAULT
Alors, toi, je te préviens, si t'es venu pour me donner des
ordres, je vais vous virer tous les deux à coups de pompe
dans le train !
Albert et Gabriel se regardent.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Ohh !...
Puis Gabriel fait signe à Albert que c'est à lui « de jouer » ! Et
Albert balance à Lucien une baffe si violente qu'il titube sous le
choc, et s'écroule sur l'escalier. Sa femme se précipite vers lui.
MADAME ESNAULT
Lucien !...
ALBERT QUENTIN
Et ce n'est qu'un coup de semonce.
Madame Esnault, et d'autres clients, qui sont accourus, aident
Lucien à se relever. Lucien, fou de colère, cherche à se dégager
de leurs mains.
LUCIEN ESNAULT
Ah ! Ah ! Laisse-le moi, hein !
MADAME ESNAULT
Partez, ou j'appelle les gendarmes !
JOSÉPHINE
Ils ont déjà eu affaire à eux ce matin. Ils n'auraient pas
dû les relâcher !
UN CLIENT
Mais laisse-les donc, ils sont ronds comme des boules.
ALBERT QUENTIN
Oui, messieurs, pleins comme la mer. Ensuqué à rabord ! Y a
longtemps que vous attendiez ça, hein ? Et ben, ça y est !
Comme ça, vous pourrez causer et égayer vos soirées
d'hiver ! Ah !
Il se retourne vers le comptoir. Derrière eux, on voit Madame
Esnault et les clients qui entrainent Lucien vers le fond de la
salle.
GABRIEL FOUQUET
Albert...
Hmm ?...
GABRIEL FOUQUET
Ils me font mal aux yeux, tirons-nous.
Ils finissent leurs verres.
ALBERT QUENTIN
T'as raison, va, on a rien à foutre chez les Français
moyens.
Ils se dirigent lentement vers la sortie.
ALBERT QUENTIN
On n'appartient pas au même bataillon.
Lucien, debout au milieu de la salle, entouré de ses clients, les
regarde partir.
LUCIEN ESNAULT
Et les calvas, qui c'est qui va les payer ?
Albert et Gabriel se retournent vers lui.
ALBERT QUENTIN
Adressez-vous à l'intendance. Nous, on paye plus, on ne
connait plus, on ne salue plus.
GABRIEL FOUQUET
On méprise.
Gabriel ponctue sa dernière phrase d'un grand geste. Albert salue
l'assistance. Gabriel ouvre la porte, et ils sortent tous les
deux. Albert claque violemment la porte derrière lui, faisant
tomber un thermomètre publicitaire (Picon Pikina) accroché près de
la porte. On l'entend se briser en heurtant le sol.
LUCIEN ESNAULT (voix off)
Bon Dieu de Bon Dieu !
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Albert et Gabriel sortent du café et marchent dans la rue longeant
l'hôtel Stella. Gabriel s'arrête devant l'hôtel.
GABRIEL FOUQUET
Albert...
Albert se retourne.
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
GABRIEL FOUQUET
J'ai peur que ta femme soit pas contente.
ALBERT QUENTIN
Parle pas de femmes en patrouille.
Il reprend sa marche un peu titubante, suivi par Gabriel.
GABRIEL FOUQUET
Juste... Le vent commence à fraîchir. T'as prévu un
mouillage ?
ALBERT QUENTIN
Blangy, dans la Somme. Faut que je te présente à mon père.
Gabriel s'arrête de marcher.
GABRIEL FOUQUET
Albert...
Albert se retourne.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce qu'y a encore ?
GABRIEL FOUQUET
Blangy, c'est pas possible.
ALBERT QUENTIN
Alors, là, tu seras porté déserteur. En opérations, tu sais
où ça mène ?
GABRIEL FOUQUET
Je peux pas partir d'ici... pas tout seul, tu comprends ?
J'ai une mission.
ALBERT QUENTIN
Une mission ?... Ah, ben là, tu tombes dans ma spécialité.
Il s'agit de quoi ?
Gabriel met un doigt sur ses lèvres.
GABRIEL FOUQUET
Chhhhut !...
Il se rapproche de lui et parle plus bas.
GABRIEL FOUQUET
Je t'ai parlé de ma fille ?
ALBERT QUENTIN
La petite Marie ?
GABRIEL FOUQUET
C'est ça. Et ben, elle est pas heureuse, la petite Marie.
Et ben, faut que j'aille la chercher et que je la ramène
avec moi.
ALBERT QUENTIN
Et ben, on y va.
Il se remet en marche. On entend le son d'un poste de radio
provenant d'une maison indéterminée.
L'ANIMATEUR DE RADIO (voix off)
Et voici maintenant, comme chaque soir, une émission de
Jean-Michel Audiard : « Ici l'on danse ! »...
Gabriel s'arrête au milieu de la rue.
GABRIEL FOUQUET
Albert !...
Albert se retourne.
ALBERT QUENTIN
Je peux pas y aller comme ça.
GABRIEL FOUQUET
Tu peux pas, tu peux pas. Mais t'es marrant, toi. Qu'est-ce
que ça veut dire, tu peux pas ? Hein ?
On entend un son d'accordéon provenant d'une maison, certainement
d'un poste de radio. Les deux hommes lèvent la tête. Gabriel
esquisse quelques pas de danse. Albert se met à danser aussi en
chantant.
ALBERT QUENTIN
Ta-la-la la-laaa...
Ils sont maintenant tous les deux en train de danser au milieu de
la rue.
ALBERT QUENTIN
Ti-la-la la-laaa... Ta-la-la la-laaa... La-la la-laaa...
Ta-la-lala-la...
Une fenêtre s'ouvre au premier étage de la maison devant laquelle
ils dansent, et un homme en pyjama apparaît.
LE VOISIN RONCHON
Hé, vous allez taire vos gueules, un peu, là, oui ?
Albert et Gabriel lui font, tous les deux ensemble, un bras
d'honneur.
ALBERT QUENTIN
Ti-la-la la-laaa...
Un autre homme, en pyjama, sort d'une maison voisine.
UN AUTRE VOISIN RONCHON
C'est tout de même malheureux de se mettre dans un état
pareil, croyez-moi !
Pour toute réponse, Albert hausse la voix.
ALBERT QUENTIN
Ti-la-la la-laaa...
Il lui fait un bras d'honneur.
ALBERT QUENTIN
La-la la-la...
Ils s'éloignent en dansant. L'homme rentre chez lui.
COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR NUIT
L'imposant portail du Cours Dillon, vu de la route. On entend
Albert chanter.
ALBERT QUENTIN (voix off)
La-la-la la-laaa... Ti-la-la la-laaa...
Albert et Gabriel entre dans le champ en dansant, et s'approche du
portail.
ALBERT QUENTIN
Ti-la-la la-laaa... Ti-la-la la-laaa...
Contrechamp sur Albert et Gabriel, vus à travers les barreaux de
la grille du portail, et qui regardent à l'intérieur du parc.
ALBERT QUENTIN
Bon, ben... A première vue, les défenses ont l'air assez
faible.
Contrechamp et plan d'ensemble de l'imposant manoir du cours
Dillon, vu à travers les arbres du parc.
Retour sur Gabriel et Albert, toujours les mains sur les barreaux
de la grille et regardant à l'intérieur du parc.
ALBERT QUENTIN
Alors, inutile de contourner, on va prendre ça en force.
Allez ! Je me mets en flèche, et puis tu me files le train.
Albert a déjà saisi les barreaux, prêt à escalader le portail.
Gabriel lui prend le bras.
GABRIEL FOUQUET
Hé !... Excuse-moi, Mais c'est pas à toi de prendre les
commandes, il s'agit tout de même de ma fille.
ALBERT QUENTIN
D'accord... D'accord !...
Gabriel commence à escalader le portail. Albert se retourne et se
plaque le dos contre la grille. Gabriel lui met les deux pieds sur
les épaules.
ALBERT QUENTIN
Ohh !... Oh, ben dis donc, ben t'es un faux maigre !
Contre-plongée sur le haut du portail et Gabriel, qui a maintenant
la tête au niveau du sommet du portail, mais qui fait face à la
route.
GABRIEL FOUQUET
C'est peut-être que j'ai la langue chargée.
Retour sur Albert.
ALBERT QUENTIN
Oh !... Ben qu'est-ce tu fous ? Tourne-toi de l'autre côté,
voyons.
Albert se dégage, et fait deux pas vers la route. Gabriel cale ses
pieds sur une barre horizontale de la grille.
GABRIEL FOUQUET
Albert !
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
GABRIEL FOUQUET
Regarde !
Albert se retourne. Zoom arrière, découvrant Gabriel accroché, les
bras en croix, au portail.
GABRIEL FOUQUET
C'est moi, le Christ !
Le portail s'ouvre lentement, et Gabriel se retrouve accroché à la
porte de droite.
ALBERT QUENTIN
Ah !.... Ah !... Ah !...
GABRIEL FOUQUET
Hé, Albert, hé, me laisse pas ! Albert !...
Albert se précipite et Gabriel lui tombe dans les bras.
ALBERT QUENTIN
Oh !... Oh !...
Gabriel se rétablit sur le sol.
GABRIEL FOUQUET
Oh ben, ça roupille là-dedans, dis donc... Y a une
sonnette...
Il se tourne vers Albert.
GABRIEL FOUQUET
Y a une sonnette ?
Il met un doigt sur ses lèvres, s'approche de la cloche fixée au
portail et tire vigoureusement sur le cordon, faisant tinter la
cloche. Puis il se dirige vers le manoir, suivi par Albert.
Comme ils s'approchent de la bâtisse, on voit deux fenêtres
d'angle s'éclairer au premier étage.
GABRIEL FOUQUET
Oh, ben, les voilà qui se réveillent, tiens !
D'autres fenêtres s'éclairent, mais au rez-de chaussée.
ALBERT QUENTIN
Ah ! Enfin ! Ah ben, dis donc !
GABRIEL FOUQUET
Ah, ben voilà !
Albert se met à crier :
ALBERT QUENTIN
Hé, branle-bas de combat, là-dedans !... Branle-bas de
combat, je te dis, là-dedans ! Hein !
Plan rapproché sur la porte d'entrée du manoir.
ALBERT QUENTIN
Allez, comme en 14, investissons l'ouvrage.
Il appuie très longuement sur le bouton de la sonnette.
ALBERT QUENTIN
Ben alors, on se fout de nous, oui ? Mais, ma parole, c'est
le soufflet au Sultan ! Oh, Bon Dieu !
Il donne plusieurs coups de pied dans la porte.
ALBERT QUENTIN
Si j'avais un obusier de 37, je te ferais sauter ça, et
puis vite fait !
Gabriel, qui regarde à travers les rideaux, l'arrête de la main.
GABRIEL FOUQUET
Arrête !
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
GABRIEL FOUQUET
Ils envoient un plénipotentiaire.
ALBERT QUENTIN
Ah ben, c'est pas trop tôt.
La porte s'entr'ouvre, et Georgette, l'infirmière de la
directrice, apparaît.
GEORGETTE
C'est vous, monsieur Quentin, qui faites tout ce raffut ?
Albert la pousse et se faufile à l'intérieur du bâtiment, suivi
par Gabriel.
ALBERT QUENTIN
Mission exceptionnelle !
COURS DILLON - HALL D'ENTRÉE - INTÉRIEUR NUIT
Albert et Gabriel pénètrent dans le hall, pendant que Georgette
referme la porte.
GEORGETTE
Monsieur Quentin, j'avais cru entendre dire que vous
poursuiviez une convalescence souhaitable. Vous devriez
avoir honte !
Gabriel grimpe sur l'un des fauteuils de cuir, et s'assoit sur le
dossier. Il regarde Albert en riant.
GABRIEL FOUQUET
Elle croit parler à ses niards ?
ALBERT QUENTIN
Mais il a raison ! Quartier-maître Quentin, du Corps
Expéditionnaire d'Extrême-Orient !
Le hall d'entrée, vu en plongée depuis la galerie du premier
étage. Attiré par la grosse voix d'Albert, un homme en robe de
chambre vient s'accouder à la balustrade. Puis deux femmes, elles
aussi en robe de chambre, apparaissent au bas de l'escalier.
ALBERT QUENTIN
On vient reprendre livraison de la fillette de monsieur. Et
si elle n'est pas livrée dans les trois minutes, je ne
réponds pas de la réaction du papa !
GEORGETTE
Le papa ?
GABRIEL FOUQUET
C'est moi.
Une jeune fille, en nattes et chemise de nuit, vient s'accouder à
la balustrade du premier étage.
GEORGETTE
C'est nouveau, ça !
GABRIEL FOUQUET
Pas tellement, non.
GEORGETTE
Mais vous avez pourtant dit, l'autre jour que...
Venant de sa chambre à double porte battante, la directrice vient
d'entrer dans la pièce sur sa chaise roulante.
ALBERT QUENTIN
Attention, les minutes tournent !
MADAME VICTORIA
Who are they ? What's going on ? What does this people
want ?
(Traduction : Qui sont-ils ? Que se passe-t-il ? Que veut
cet individu ?)
Retour au niveau du sol. Albert écarte les bras.
ALBERT QUENTIN
Ahhh !... Ben si l'Anglais est déjà dans la place, alors je
ne m'étonne plus de rien. !
MADAME VICTORIA
I... I don't understand. What do you mean ?
(Traduction : Je... je ne comprends pas. Qu'est-ce que vous
voulez dire ?)
ALBERT QUENTIN
Tu vas voir comment je les traite, moi, les Anglais.
Gabriel saute de son fauteuil pour arrêter Albert qui s'avance,
l'air menaçant, vers la directrice.
GABRIEL FOUQUET
Gaspille pas tes dons. Madame est française.
Il s'assoit - normalement ! - sur le fauteuil.
ALBERT QUENTIN
Tiens donc ! Comme le colonel Lawrence était arabe !
Perfidie légendaire ! Mais pas avec moi. Je les connais,
moi, tous vos trucs.
MADAME VICTORIA
I do not share this gentleman's opinion about England. But,
most important, first we must ascertain whether this
gentleman is really the father of our little Marie Fouquet.
For the moment, gentlemen, it will be best for you to go.
We can attend everything to-morrow morning.
(Traduction : Je ne partage pas l'opinion de ce monsieur au
sujet de l'Angleterre. Mais, plus important, nous devons,
en premier lieu, nous assurer que ce monsieur est vraiment
le père de notre petite Marie Fouquet. Pour le moment,
messieurs, il serait préférable que vous partiez. On pourra
s'occuper de tout cela demain matin.)
La voix de la directrice se durcit soudain
MADAME VICTORIA
And for the child's sake, I do hope that you will be more
presentable. Georgette, will you see them to the door,
please.
(Traduction : Et pour le bien-être de l'enfant, j'espère
fortement que vous serez plus présentables. Georgette,
voulez-vous bien les raccompagner à la porte, s'il vous
plait.)
La directrice tourne son fauteuil et se dirige vers la double
porte battante.
Gabriel se tourne vers Albert.
GABRIEL FOUQUET
Elle a dit : à demain.
ALBERT QUENTIN
Mais c'est Fachoda !
Gabriel se lève.
GABRIEL FOUQUET
Dis donc, si on envisageait un repli ?
ALBERT QUENTIN
Mais pourquoi pas une retraite ?
Gabriel se dirige vers la porte. Albert reste sur place.
ALBERT QUENTIN
Moi, je trouve que c'est amener les couleurs un peu vite !
Il s'adresse à Georgette, tout en se dirigeant, lui aussi, vers la
porte.
ALBERT QUENTIN
Estafette, faites savoir au chef de poste qu'on est
d'accord pour remettre l'affaire à demain, mais demain
matin, pas plus.
Il s'arrête alors qu'il est presque arrivé à la porte et se tourne
vers Georgette.
ALBERT QUENTIN
Et si, à dix heures, la fillette n'est pas à mon PC avec
armes et bagages, et ben, vous entendrez parler des
hussards de la mort ! Considérez ça comme un ultimatum.
GEORGETTE
Bien, monsieur Quentin, on transmettra.
Gabriel ouvre la porte et s'efface pour laisser passer Albert.
Georgette les rejoint. Gabriel sort à son tour. Georgette ferme la
porte derrière lui et donne deux tours de verrou.
COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR JOUR
Albert et Gabriel viennent de sortir du bâtiment et se dirigent
vers la sortie.
GABRIEL FOUQUET
T'as forcé un peu dans l'épouvante, mais t'as eu des
moments romains.
ALBERT QUENTIN
Toujours. Quelle belle nuit, hein ?
Gabriel s'arrête.
GABRIEL FOUQUET
J'aimerais t'emmener en Andalousie, les nuits sont bleues.
Albert se retourne.
ALBERT QUENTIN
Ohh !... Mais en Chine aussi, monsieur, quand tu descends
vers le Sud. Tu sais pas ce qu'il faudrait ?
Il tend les bras vers le ciel.
ALBERT QUENTIN
Et ben, faudrait illuminer tout ça, peindre tout ça en
rouge. Ben, on peut tout de même pas y foutre le feu...
note bien qu'en y réfléchissant...
Gabriel se penche en avant, semblant en proie à une réflexion
intense, un peu compliquée dans son état.
GABRIEL FOUQUET
Tais-toi. Laisse-moi me rappeler... La féérie lumineuse...
Le 14 juillet en boutique... Où est-ce que j'ai entendu ça,
bon sang ? Parce que je l'ai entendu et vu... Si vous avez
besoin de quoi que ce soit, je dis bien de quoi que ce
soit... Un barbu... « Au Chic Parisien » !
ALBERT QUENTIN
Landru !
GABRIEL FOUQUET
C'est ça ! Il a une caisse, là, pleine de fusées, un stock
à faire sauter Versailles.
Albert écarte les bras.
ALBERT QUENTIN
Embrasse-moi, mec !
Il le serre dans ses bras, et l'embrasse dans le cou.
ALBERT QUENTIN
Tiens, t'es mes vingt ans ! Nickelé, Champion du Monde ! On
y va !
Ils se mettent à danser en se dirigeant vers la sortie du parc.
ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble)
Ta-la-la la-la... Ta-la-la la-la...
FONDU ENCHAINÉ
AU CHIC PARISIEN - INTÉRIEUR NUIT
Les caisses de feu d'artifice sont ouvertes, et les fusées,
qu'elles contiennent, ont certainement été répertoriées,
puisqu'elles sont un peu en désordre. Sur un cageot, sont posées
deux bouteilles de Beaujolais, une vide et une pleine. Les trois
hommes sont en train de boire, Landru devant une caisse
d'explosifs ouverte, Albert un peu en retrait derrière lui, et
Gabriel assis sur une autre caisse. Ils reposent leurs verres.
GABRIEL FOUQUET
Si vos pétards sont à la hauteur de votre Beaujolais, on va
nous entendre du Havre !
Albert se ressert à partir de sa bouteille personnelle. Landru
inspecte les mèches des fusées dans la caisse ouverte devant lui.
LANDRU
Oh-oh, pour péter, ça pètera, j'en réponds... comme de moi-
même. Ça date pourtant de trente ans, mais inaltérable.
Signé Ruggieri.
Il brandit deux fusées posées derrière lui. Gabriel saute de son
perchoir.
GABRIEL FOUQUET
Albert...
ALBERT QUENTIN
Quoi ?
Gabriel soulève une caisse de fusées.
GABRIEL FOUQUET
On pourra jamais porter ça à deux, il va falloir faire dix
voyages, au moins.
Landru, les bras chargés de fusées, le regarde avec une certaine
irritation.
LANDRU
Was ist das ? Il n'a jamais été question de jouer à ça sans
moi, ne serait-ce que pour des raisons de survie. La
pyrotechnie, messieurs, exige un savoir livresque et un
tour de main absolument insoupçonnable.
Il empile son matériel dans une charrette à bras.
ALBERT QUENTIN
Bon, ben, allez, quoi, allons-y ! On n'oublie rien ?
LANDRU
Rien !
Il ouvre une caisse, dans laquelle il dépose les fusées qu'il
avait en main.
LANDRU
Le programme est assuré. Vingt-trois marrons d'air, dix
bombes étoilées multicolores, les éventails à surprise, dix
phlox rotatifs, et un jardin suspendu.
Albert lève les bras vers le plafond.
ALBERT QUENTIN
Alors, là, messieurs, ça va être dantesque ! On va le
repeindre, leur ciel !
Zoom avant sur la charrette remplie d'explosifs. On entend siffler
une fusée.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Contre-plongée sur le ciel au-dessus de Tigreville endormie. On
entend siffler la fusée que l'on a déjà entendue sur l'image
précédente, et des feux d'artifices éclatent dans le ciel.
Retour au niveau du sol. Devant l'hôtel, des touristes regardent
le ciel, dont un officier anglais.
L'OFFICIER ANGLAIS
Splendid !
Nouvelle contre-plongée sur le ciel, montrant les feux d'artifices
qui éclatent.
Autre contre-plongée au-dessus de l'hôtel Stella. Puis plusieurs
contre-plongées en succession rapide, montrant divers angles du
ciel entre les maison de Tigreville, tous illuminés par les feux
d'artifice.
Plan moyen sur le Café Normand, d'où sort la patronne, enveloppée
dans un châle blanc, suivie d'un client.
LE CLIENT
Oh, merde, c'est tout de même pas le 14 juillet !
Il court vers la plage.
MADAME ESNAULT
Mai si, c'est bien un feu d'artifice, je le vois bien !
Tout le monde court vers la plage. Lucien sort, à son tour, du
café et réajuste sa casquette. D'autres personnes courent dans la
rue.
Nouvelle série de contre-plongées sur le ciel illuminé de
Tigreville.
Retour vers Lucien, qui prend sa femme par le bras, et l'entraine
vers la mer.
LUCIEN ESNAULT
Ça vient de par là.
L'homme au béret, venant du bord de mer, rejoint Lucien et sa
femme.
L'HOMME AU BÉRET
Dis donc, y a Albert qui fait le con sur la plage avec un
feu d'artifice. Faut voir ça.
Lucien part en courant dans le sens inverse de la mer.
MADAME ESNAULT
Lucien ! Fais attention ! Où vas-tu ?
L'HOMME AU BÉRET
Là, regarde ça !
Plusieurs contre-plongées rapides sur le ciel illuminé.
TIGREVILLE - LA GENDARMERIE - EXTÉRIEUR NUIT
Le brigadier Maurice et le gendarme Alexandre sortent de la
gendarmerie et regardent vers le ciel. Tout le monde court dans la
rue en direction de la plage.
Contre-plongée sur le ciel illuminé.
Retour au niveau du sol. Les deux gendarmes dévalent les marches
du perron de la gendarmerie. Alexandre prend quand même le temps
de fermer la porte.
Contre-plongée sur le ciel illuminé.
TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT
Plan en contre plongée sur la façade de l'hôtel, montrant la
fenêtre de la chambre d'Albert, à côté de l'enseigne. La fenêtre
s'ouvre et Suzanne apparaît.
Contre-plongée sur le ciel illuminé.
Plan en plongée vers la rue, comme vu de la fenêtre de la chambre
d'Albert. Lucien arrive en courant, et lève la tête vers Suzanne.
Retour sur Suzanne, en chemise de nuit, qui regarde avec surprise
toute l'agitation dans la rue.
Contrechamp et plan en plongée sur Lucien dans la rue.
LUCIEN ESNAULT
Alors, madame Quentin, il paraît qu'Albert est sur la
plage !
Il repart en courant vers la plage.
Autre plan de la rue avec les gens qui courent vers la plage.
Panoramique vers le ciel et les feux d'artifice.
Plan général du ciel illuminé. Panoramique vers le bas et :
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR NUIT
Les gens arrivent, en rangs serrés, et s'accoudent à la balustrade
qui surplombe la plage. Sur la plage, en contrebas, on distingue
les caisses de fusées, et des hommes debout à côté.
ALBERT QUENTIN (voix off provenant de la plage)
Voilà les Balubas qui arrivent !
DES VOIX DANS LA FOULE
Qu'est-ce qui font ? Il est cinglé !
ALBERT QUENTIN (voix off provenant de la plage)
Et une verte !
Plan rapproché sur Gabriel allumant une fusée avec une mèche
d'allumage. Il se rapproche d'Albert, qui regarde vers le ciel.
Plan rapide sur le ciel illuminé.
Retour sur la plage.
Landru allume une fusée.
LANDRU
Une verte maintenant, Quentin !
La fusée part.
Plan rapide sur le ciel et la fusée qui éclate.
Retour sur la plage.
LANDRU
Et une rouge !
Il l'allume.
ALBERT QUENTIN
Et maintenant, une tricolore ! On fait plus de détail.
Gros plan sur la fusée allumée par Quentin.
Plan rapide sur le ciel.
Retour vers la plage.
Albert et Gabriel s'approche de deux caisses de fusées reliées
entre elle par un circuit de mèches.
ALBERT QUENTIN
A vous de jouer, mon cher.
Gabriel écarte les bras.
GABRIEL FOUQUET
Albert, j'en ferai rien. Quand il s'agit de faire sauter la
ville, honneur à l'autochtone.
ALBERT QUENTIN
L'autochtone n'en fera rien, tirez le premier !
Gabriel s'exécute et allume la caisse de fusées. Les deux hommes
s'écartent. Les fusées commencent à partir en succession rapide.
Contre champ en plan d'ensemble de la foule massée derrière la
balustrade. Les gens s'éloignent un peu devant la quantité de
fusées qui partent.
Plan rapproché sur les fusées qui continuent à partir de la
caisse.
Contrechamp sur la foule qui revient vers la balustrade.
Retour sur la caisse de fusées qui continuent à partir.
Plan général du ciel illuminé.
Retour sur la foule qui applaudit.
Sur la plage, plan d'ensemble sur les trois hommes qui
s'approchent de trois batteries de chandelles romaines.
LANDRU
A vos chandelles romaines !
Chaque homme est debout devant sa cible, mèche d'allumage à la
main.
LANDRU
Présentez torches !
Les trois hommes lèvent les mèches au niveau de leur visage, comme
s'ils saluaient avec un sabre de cavalerie.
LANDRU
A mon commandement, feu !
Chacun allume sa batterie, puis s'éloigne en courant. Les
chandelles romaines partent en succession rapide.
Plan général du ciel montrant les chandelles romaines qui montent.
Retour sur la plage et les batteries de chandelles, toujours en
activité.
Contrechamp sur la foule qui applaudit.
Plan général du ciel illuminé.
Retour sur la foule en délire.
Sur la plage, plan d'ensemble des trois hommes qui s'approchent de
trois mâts, supportant des sortes d'hélices, en fait des sortes de
roues lumineuses, qu'en pyrotechnie, on appelle des « soleils ».
LANDRU
A nos morts !
ALBERT QUENTIN
A nos morts !
GABRIEL FOUQUET
A nos morts !
Ils allument chacun la base d'un mât, puis ils s'éloignent, mèche
levée, en chantant.
LANDRU, GABRIEL & ALBERT (ensemble)
Ta-ta ta-la-la-la... Ta-ta ta-la-la-ta... Ta-ta ta-la-la-
la... Ta-ta ta-la-la-ta...
Plan d'ensemble de la foule, vue de dos sur la corniche au bord de
la plage, avec les soleils qui tournent au-dessus de leurs têtes.
Plan rapproché sur les soleils qui tournent.
Retour sur la foule, avec les soleils au-dessus d'eux. Les deux
gendarmes arrivent par derrière et écartent la foule.
Sur la plage, plan rapproché, en légère contre-plongée, des trois
hommes qui regardent les soleils tourner.
ALBERT QUENTIN
Hong-Kong, la Cucaracha, Singapour et la petite
Tonkinoise !
GABRIEL FOUQUET
La Puerta del Sol !
ALBERT QUENTIN
Et la fête continue !
Plan moyen sur les soleils qui continuent à tourner.
Contre-plongée sur la foule au bord de la balustrade, comme vue de
la plage. Au premier rang, les deux gendarmes.
MAURICE
Arrêtez cette plaisanterie, je vais vous coffrer, moi !
Plan moyen sur les trois hommes sur la plage. Ils ne rient plus.
LANDRU
Ils ont amené les guignols !
Contre champ sur la foule et les gendarmes.
MAURICE
Je vous dis d'arrêter cette plaisanterie ! Oh mais...
Retour sur les trois hommes.
LANDRU
La délation, messieurs, réclame un châtiment. A nous les
explosifs !
Ils partent en courant.
ALBERT QUENTIN
Joli temps pour les artilleurs !
Albert et Landru allument plusieurs fusées en même temps.
GABRIEL FOUQUET
Aimable barbiflore, passez-moi les pétards !
Landru désigne une caisse.
LANDRU
Là, dans la caisse. C'est dans la boite.
Gabriel se penche sur la caisse.
GABRIEL FOUQUET
Puisque vous n'avez rien de mieux.
LANDRU
La grenade offensive n'est pas courante en mercerie.
GABRIEL FOUQUET
On va tâcher de faire avec.
Il prend des fusées dans la caisse.
Rapide plan général sur le ciel illuminé, puis retour sur la
plage.
ALBERT QUENTIN
Qu'est-ce qu'y a là-bas dedans ?
Il désigne quelque chose du doigt.
LANDRU
Attention ! Ça pète !
Il désigne la foule.
Plan d'ensemble de la foule, menée par les gendarmes, et qui
descend le long de la rampe qui mène vers la plage.
MAURICE
Pour la dernière fois, je vous somme de vous arrêter !
Retour sur la plage et les trois hommes.
ALBERT QUENTIN
Gendarme, faites évacuer les femmes et les enfants, je vais
raser le littoral !
GABRIEL FOUQUET
Nous allons rayer la Normandie de la carte ! Feu !
Il lance sa fusée.
Plan moyen de la charrette de Landru, garée au pied de la rampe
qui descend vers la plage. La fusée de Gabriel tombe dedans et
allume les explosifs qu'elle contient. La foule, menée par les
gendarmes, et qui était presque arrivée au bas de la rampe,
s'arrête net, et revient en courant vers le haut de la rampe.
Toutes les fusées, encore contenues dans la charrette, explosent
les unes après les autres.
Plan d'ensemble de la foule qui remonte en désordre vers le haut
de la rampe.
Retour sur la plage et les trois hommes. Albert pointe la foule du
DOIGT
ALBERT QUENTIN
L'ennemi est en fuite, mais maintenant une retraite
s'impose, messieurs.
LANDRU
Chacun pour soi. Moi, je vais me baigner.
Il court vers la mer, une mèche d'allumage à la main.
GABRIEL FOUQUET
Qu'est-ce qu'on fait ?
ALBERT QUENTIN
Descendons le Yang-Tsé-Kiang. C'est tout droit. Viens.
Ils s'éloignent en courant.
Plan d'ensemble des soleils qui continuent à tourner, avec Albert
et Gabriel en premier plan.
Plan moyen sur la charrette qui continue à exploser en continu.
Retour sur Albert et Gabriel qui marchent toujours sur la plage,
s'éloignant des soleils, qui s'éteignent et s'arrêtent de tourner,
l'un après l'autre.
Fondu au noir.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Vue d'ensemble de la plage déserte.
TIGREVILLE - BLOCKHAUS SUR LA PLAGE - INTÉRIEUR JOUR
Dans le blockhaus où Gabriel s'était réfugié pour ne pas être vu
par Marie, Albert et Gabriel sont endormis, Albert, à moitié assis
contre un mur, et Gabriel, allongé par terre en face de lui.
Albert se réveille lentement.
ALBERT QUENTIN
Oh !... oh !...
Gabriel se relève lentement et se met en position assise.
ALBERT QUENTIN
Vous croyez pas qu'il serait temps de rentrer.
GABRIEL FOUQUET
Rentrer où ? J'ai toujours entendu dire que, dans les cas
de reniement, on entendait le coq chanter.
Albert se met debout.
ALBERT QUENTIN
Oui, et ben, on parlera de ça plus tard, parce que j'ai un
train à prendre.
GABRIEL FOUQUET
Vous allez toujours à Blangy ?
Albert sort du blockhaus.
ALBERT QUENTIN
Hé oui, mon père a l'habitude que je sois là. Alors je
serai là, pas brillant, mais là. Et vous, vous rentrez à
Paris ?
Gabriel se met debout.
GABRIEL FOUQUET
J'ai vu la mer, je ne peux pas aller plus loin.
Il sort, lui aussi, du blockhaus. Par l'ouverture, on les voit
s'éloigner lentement tous les deux.
TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR
Sur la promenade, au bord de la plage, se déroule une cérémonie
officielle. Des soldats en uniforme français, anglais, américains,
avec leurs drapeaux nationaux. Un officier anglais (ou
américain ?) lit une déclaration, avec une très nette pointe
d'accent anglais.
OFFICIER ANGLAIS
La France nous a toujours montré le chemin de la liberté.
Plusieurs soldats, au bord de la rambarde de pierre, se penchent
pour regarder Albert et Gabriel, qui remontent l'escalier venant
de la plage.
OFFICIER ANGLAIS
Liberté, liberté chérie, comme disait votre grand poète
Victor Hugo. C'est au nom de cette liberté que sont tombés
les victimes de la prodigieuse bataille dont cette petite
plage française fut le théâtre tragique.
Albert et Gabriel sont maintenant arrivés en haut des marches, et
s'éloignent tranquillement, sans un regard pour la cérémonie.
L'assistance et les soldats, eux par contre, suivent les deux
hommes du regard avec un certain intérêt. Un léger brouhaha, peu
respectueux pour la cérémonie, s'élève d'ailleurs de la foule.
OFFICIER ANGLAIS
Tragique, mais glorieux. Qu'il me soit permis de remercier
plus particulièrement cette année monsieur le maire et
messieurs les conseillers municipaux pour le magnifique feu
d'artifice...
Plan moyen d'Albert et Gabriel longeant la rangée de cabines de
plage, d'un pas tranquille et un peu trainant.
OFFICIER ANGLAIS (voix off)
... qui a donné à notre pieuse réunion un éclat dont nous
nous inspirerons désormais. C'est pourquoi je crie, du fond
du coeur : Vive les États-Unis, Vive l'Angleterre, Vive la
France !
HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR JOUR
Marie Fouquet est assise sur une chaise en face du bureau de
réception, une valise posée à côté d'elle. Elle n'est plus en
uniforme, mais, par contre, elle porte le pull-over que lui a
offert son papa. Elle feuillète un magazine. La porte s'ouvre
lentement. Albert entre, suivi de Gabriel. Marie se lève.
MARIE FOUQUET
Papa ! Que je suis contente !
Elle monte debout sur la chaise pour embrasser son père. Albert
referme la porte. Debout sur les premières marches de l'escalier,
Suzanne regarde son mari.
MARIE FOUQUET
Alors, c'est vrai que tu m'emmènes ?
GABRIEL FOUQUET
Mais bien sûr que te t'emmène.
Elle l'embrasse encore, puis se frotte la joue.
MARIE FOUQUET
Dis donc, tu piques !
Albert se rapproche de Suzanne.
ALBERT QUENTIN
Alors, moi, personne m'embrasse, mais je pique aussi. Je
vais me raser.
Il monte deux marches et s'arrête au niveau de Suzanne.
ALBERT QUENTIN
Euh... bon... ben... Boh, euh... Je prendrai le train de
quinze heures, quoi.
Derrière eux, Gabriel est en train d'aider Marie à remettre son
manteau.
SUZANNE QUENTIN
Je savais pas à quelle heure tu rentrerais, j'ai fait
remonter ta valise, c'est idiot.
ALBERT QUENTIN
Ben oui, oh...
Il monte l'escalier et passe devant Suzanne qui ne bouge pas, mais
se retourne pour le suivre des yeux.
DEAUVILLE - PLACE DE LA GARE - EXTÉRIEUR JOUR
Plan moyen de la DS break d'Albert sur le parking de la gare. Il y
a des valises sur le toit. La porte arrière droite s'ouvre, et
Gabriel sort, suivi de Marie. Devant eux, Albert sort aussi de la
voiture. Il porte un manteau et un chapeau, prêt pour une visite
au cimetière de son père. Gabriel et Albert récupèrent chacun
leurs valises sur le toit, deux pour Gabriel, et une pour Albert.
Suzanne, qui était au volant, fait le tour de la voiture. Marie
s'approche d'elle.
MARIE FOUQUET
Au revoir, madame Quentin.
Elle lui serre la main.
SUZANNE QUENTIN
Au revoir, ma petite Marie.
Elle se penche et l'embrasse. Gabriel pose une de ses valises, et
tend la main à Suzanne
GABRIEL FOUQUET
Au revoir, madame, merci pour tout.
Ils se serrent la main. Gabriel se penche, récupère sa valise et
s'éloigne avec Marie, qui lui prend la main. Suzanne et Albert se
regardent.
SUZANNE QUENTIN
Je t'attends mardi au train de six heures ?
ALBERT QUENTIN
Ben, bien sûr.
SUZANNE QUENTIN
T'oubliera pas ton changement à Lisieux ?
Quelques mètres plus loin, Gabriel a posé ses deux valises en
attendant Albert.
ALBERT QUENTIN
Tss-tss !... N'aie pas peur.
SUZANNE QUENTIN
Oh, j'ai pas peur. Je regrette que la petite Marie n'ait
pas vu le feu d'artifice. C'était formidable.
ALBERT QUENTIN
Ils sont pas prêts d'en revoir un comme ça, va. Allez, au
revoir.
Ils s'embrassent sur les deux joues. Gabriel a récupéré ses
valises. Albert le rejoint.
Travelling arrière sur les trois voyageurs qui marchent vers la
gare, Marie entre les deux hommes. Elle donne la main à son père,
et timidement, elle tend la main à Albert, qui lui donne la main.
Derrière eux, Suzanne les regardent s'éloigner. Albert se penche
et regarde Marie en souriant.
Fondu enchainé.
TRAIN - INTÉRIEUR JOUR
Plan moyen du compartiment, où ils ne sont que tous les trois,
Albert et Marie à côté de la vitre, et Gabriel à côté de Marie.
Marie craque une allumette pour la cigarette de son père. Gabriel
se penche sur l'allumette pour allumer sa cigarette. Marie souffle
l'allumette et la jette dans le cendrier sous la vitre. Marie
regarde Albert.
MARIE FOUQUET
C'est où que tu changes de train ?
ALBERT QUENTIN
Ben, ça va pas tarder.
MARIE FOUQUET
T'as pas le temps de me raconter une autre histoire ? Juste
une.
ALBERT QUENTIN
Ben, si tu veux, mais alors, c'est la dernière. Et puis
elle est vraie, celle-là.
Il se penche en avant.
ALBERT QUENTIN
Alors, écoute. En Chine, quand les grands froids arrivent,
dans toutes les rues des villes, on trouve des tas de
petits singes égarés sans père, ni mère. On sait pas s'ils
sont venus là par curiosité ou bien par peur de l'hiver,
mais, comme tous les gens là-bas croient que même les
singes ont une âme, ils donnent tout ce qu'ils ont pour
qu'on les ramène dans leurs forêts, pour qu'ils retrouvent
leurs habitudes, leurs amis.
Si Marie semble très attentive à l'histoire d'Albert, Gabriel,
lui, sourit.
ALBERT QUENTIN
Et c'est pour ça qu'on voit des trains pleins de petits
singes qui remontent vers la jungle.
Albert se cale dans son siège.
ALBERT QUENTIN
Ah, on arrive.
Par la vitre du compartiment, on voit un homme qui passe dans le
couloir, une valise à la main.
Marie le regarde passer. Albert remet son chapeau, et se lève. Il
se penche sur Marie, qui se lève.
ALBERT QUENTIN
Allez, au revoir, ma belle.
Ils s'embrassent. Gabriel se lève pour l'aider à attraper sa
valise sur l'étagère au-dessus des sièges.
ALBERT QUENTIN
Non, non, ne vous dérangez pas.
Il descend sa valise et la pose sur le siège.
ALBERT QUENTIN
Allez, au revoir.
GABRIEL FOUQUET
Au revoir.
Gabriel se lève légèrement. Les deux hommes se serrent la main.
Gabriel se rassoit. Albert sort dans le couloir.
GARE DE LISIEUX - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble du quai, en travelling avant, comme si la caméra
était posée sur la locomotive, dont on voit l'avant en premier
plan. Le train venant de Deauville entre en gare, puis il
s'arrête.
TRAIN - INTÉRIEUR JOUR
Gabriel et Marie sont debout dans le compartiment. Gabriel baisse
la vitre.
GARE DE LISIEUX - EXTÉRIEUR JOUR
Plan d'ensemble du quai avec la compartiment de Gabriel en premier
plan. Gabriel se penche par la vitre de son compartiment. Marie
apparaît à côté de lui. On voit Albert qui descend du train. Il ne
se retourne pas vers Gabriel et Marie.
MARIE FOUQUET
Dis, papa, tu crois qu'il en a vu, des singes en hiver ?
GABRIEL FOUQUET
Je pense qu'il en a vu au moins un.
ANNONCE (voix off sortant d'un haut-parleur)
Lisieux. Les voyageurs pour Rouen, Azincourt (?), Blangy
changent de train. Correspondance sur le même quai. Départ
à dix heures...
Albert s'assoit sur un banc, tournant le dos au train qu'il vient
de quitter. Il pose sa valise à côté de lui. Il enlève son
chapeau, qu'il pose sur le banc, met les mains dans ses poches, et
sort un bonbon de l'une d'entre elles. Il enlève lentement
l'enveloppe protectrice, sort le bonbon et le met dans sa bouche.
Derrière lui, le train redémarre. Gabriel et Marie sont toujours à
la fenêtre de leur compartiment. Ils regardent Albert, qui, lui,
ne tourne pas la tête pour les regarder.
Travelling en légère plongée. On a l'impression que la caméra est
installée dans le compartiment de Gabriel. Sur le quai, Albert ne
bouge pas, environnée par la fumée provenant de la locomotive. On
passe devant Albert et la caméra pivote pour rester pointée sur
lui. Puis on le voit s'éloigner lentement, toujours assis sur son
banc.
Sur l'écran, apparaît en lettres majuscules blanches :
... Et le vieil homme
entra dans un long hiver...
Le texte disparaît, puis fondu au noir.
FIN
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